Des alliances empoisonnées

Irène Kaufer

Connaissez-vous ces nouveaux féministes belges, Reynders (Didier), Ducarme (Denis), Michel (Charles)… ? Tous ces membres de la confrérie des grands émancipateurs, comme Valls (Manuel) en France ou encore Wilders (Geert) aux Pays-Bas ? Ils semblent tous unis pour défendre les droits des femmes, et/ou ceux des LGBT+ [1], tant qu’on y est, contre les menaces venues « d’ailleurs », alors même que leurs projets politiques mènent au creusement des inégalités sociales.
« HOMONATIONALISME »

Le Front National n’est pas en reste. En 2010, Marine Le Pen déclarait : « Dans certains quartiers, il ne fait pas bon être femme, ni homosexuel, ni juif » [2]. Inutile de détailler de quels quartiers il s’agit. Aujourd’hui, elle n’hésite pas à citer Simone De Beauvoir et prendre prudemment des distances avec les maniaques de la Manif pour Tous. Alors même que l’eurodéputé FN Dominique Martin défend la liberté des femmes de « s’occuper de leur foyer » et que Marion Maréchal-Le Pen proposait, durant la campagne des régionales, de couper les subventions du Planning familial.

Chez nous, la N-VA participe bruyamment à la Belgian Pride, achète des pages dans le magazine gay et lesbien Zizo et publie des tribunes enflammées de dénonciation des violences envers les homosexuel-le-s… Violences attribuées, bien entendu, à « certaines cultures » (suivez mon regard) [3]. Faut-il rappeler combien les violences sexuelles à Cologne, lors de la nuit du nouvel an, ont suscité des vocations de défenseurs de l’intégrité des femmes, dans une Allemagne qui jusque-là, ne pénalisait guère ces violences, qui n’étaient reconnues comme telles que si la victime pouvait prouver qu’elle s’était défendue jusqu’à la dernière goutte de sang [4] ? Depuis, la loi a été modifiée.

Toutes ces indignations soudaines n’ont d’autre but que d’offrir une justification « respectable » à des positions racistes et plus particulièrement islamophobes.

On pourrait rejeter ces rodomontades d’une pichenette si elles restaient sans effet. Malheureusement, certain-e-s se laissent charmer par le chant des sirènes. Ainsi, une enquête indiquait qu’en France, un tiers de gays mariés avaient voté FN aux dernières régionales, en 2015, c’est-à-dire 5% au-dessus de la moyenne nationale, et juste en-dessous du score de la gauche qui avait pourtant introduit le « mariage pour tous » !

En Suisse, la très xénophobe Union démocratique du centre (UDC) a créé sa propre section gay. En Angleterre, les hooligans de la Ligue de défense anglaise ont voulu organiser une Gay Pride en plein cœur d’un quartier musulman de Londres. Quant aux organisateurs de la Gay Pride danoise, ils ont décerné le Prix de l’homophobie aux pays musulmans, alors même que des pays tout à fait chrétiens, comme l’Ouganda, ne se débrouillent pas mal non plus en matière de répression de l’homosexualité. En France, en 2011, devant la colère de plusieurs associations, les organisateurs de la Gay Pride ont dû retirer au dernier moment une affiche qui annonçait le défilé parisien avec un coq dressant fièrement sa crête.

Ces poussées de ce qu’on appelle désormais « homonationalisme » ont poussé la philosophe Judith Butler, théoricienne du mouvement « queer », à refuser en 2010 le Prix du courage civique que les organisateurs de la Gay Pride de Berlin s’apprêtaient à lui remettre. « Nous sommes enrégimentés dans un combat nationaliste et militariste », a-t-elle lancé pour expliquer son refus [5].

RESISTANCES
Heureusement donc, il y a aussi des résistances. A propos des événements de Cologne, une partie significative des mouvements féministes a refusé de pointer du doigt les « étrangers » – ce que d’aucuns lui ont d’ailleurs reproché – pour déclarer que s’il y avait bien une « culture » à dénoncer, c’était la culture machiste et une certaine construction de la masculinité, que les « nôtres » partagent largement.

Un point de vue intéressant est défendu par la chercheuse et professeure de sociologie Sarah Bracke [6] : « Ce sont les Etats européens qui ont instauré, dans les pays colonisés, des lois réprimant l’homosexualité, comme une partie de leur mission civilisatrice. (…) Cette idée de « sexualité sauvage » est comme un fil rouge des rapports entre l’Europe et ses colonies. Elle était encore très présente jusque dans les années 1950. (…) Dans les dernières décennies, le mécanisme s’est renversé. Tout à coup, l’Europe a prôné une sexualité plus ouverte, qui n’était plus présentée comme « sauvage » mais comme « libérée ». Il faut replacer ce changement dans un contexte géopolitique. En pleine guerre froide, l’Occident s’est positionné comme territoire de la liberté, en particulier dans deux domaines : la liberté d’expression et les relations entre hommes et femmes ».

Quant aux réactions des dominé-e-s, embarqué-e-s du côté d’une droite qui n’a jamais œuvré à leur émancipation, Sarah Bracke a une explication : « A côté de nationalistes convaincus, il y a aussi des militants qui tout simplement, ne voient pas le piège. Il y a là un manque de lucidité politique, mais aussi sans doute une volonté de préserver des privilèges ».

Il semble donc utile de rappeler que l’opposition entre catégories de dominé-e-s ne profite, finalement, qu’aux dominants, et qu’il est illusoire de croire que l’émancipation des un-e-s peut se bâtir sur la discrimination des autres.

Notes

[1Le + désigne d’autres catégories de personnes, les queer, les intersexes…

[2Libération, 14 janvier 2016

[3Tribune parue dans Brussel Deze Week, 11 mai 2012, « Geen fierheid zonder moed ». Le « courage » version N-VA consistant à désigner l’homophobie comme une tradition culturelle (devinez laquelle). Les ASBL Merhaba, Garance, Ella, Kif Kif et le MRAX leur ont répondu dans une autre tribune, intitulée « A propos de l’homophobie, des allochtones et du courage » et qu’on peut retrouver, ainsi que la tribune de la N-VA, sur le site www.bruzz.be.

[4Voir www.garance.be/cms/ ? Lecons-de-Cologne

[5Le Monde, 12 avril 2016

[6Politique, n°95, mai-juin 2016