[Focus] Les baskets, les réfugiés et les artistes

Françoise NICE

Plus de vingt mille personnes sont inscrites sur la Plateforme citoyenne de soutien aux réfugiés. Plusieurs réseaux s’y sont greffés. Des milliers de messages solidaires circulent sur Facebook. Les artistes, mais pas seulement eux, se sont engagés dans ce vaste mouvement. Rencontres

Pourquoi les artistes ? Ils savent s’exprimer, ils ont des horaires quotidiens moins rigides, du moins quand ils ne sont pas en création ou en tournée. Parce qu’eux-mêmes sont des précaires, souvent.  Des débrouillards. Des personnes qui ont un point de vue éthique, une vision du monde. Le 24 septembre, en une poignée de jours, le metteur en scène Lorent Wanson rassemblait un millier d’artistes et de citoyens ordinaires à la Gare du Nord. Ils étaient là, avec quelques refugiés masqués, pour dire « Pas en notre nom », pour clamer leur refus des traques policières, leur refus des lois régressives et des postures provocatrices de Théo Francken, le secrétaire d’état à l’Asile et la Migration. En juin, le théâtre de la Balsamine avait lancé la plateforme « United stages ». Une vingtaine de théâtres et de lieux culturels en sont membres. Chaque théâtre s’organise comme il le souhaite : nuits d’hébergement, concerts et places de spectacles gratuites, récoltes de fond, appel à la générosité et à la solidarité du public en fin de spectacle…

Marie-Aurore D’Awans: « Etre en cohérence avec nos valeurs »

Avec  Itsik  Elbaz,  la comédienne  Marie-Aurore D’Awans a créé la plateforme 2euros 50. Une fois par semaine, une quinzaine de bénévoles prépare environ 350 repas et les livre au parc Maximilien. 2euros 50 récolte aussi des fonds. Fin novembre, plus de 12.000 personnes y étaient inscrites.
« La réactivité est forte » précise Marie-Aurore D’Awans : « Lorsque nous lançons un appel, en deux heures, l’objectif est atteint. On aiguille aussi cette générosité vers des structures qui en ont besoin ».
Ce qui l’a poussée à lancer 2euros 50 ?
« La volonté de ne pas me contenter d’une opposition intellectuelle, le fait de devenir maman, et « Pas pleurer », ce spectacle adapté du roman autobiographique de Lydie Salvaire. Mise en scène par son compagnon Denis Laujol, accompagnée par la musicienne Malena Sardi, Marie-Aurore D’Awans y interprète avec force le dialogue d’une ancienne
réfugiée de la guerre d’Espagne avec sa fille.
Un spectacle incandescent et bourré d’espérance, qui lui a valu un prix du théâtre. « J’espère, sans y croire, que les mandataires politiques comprendront que fermer les frontières n’a jamais aidé personne, que cela n’empêchera pas les migrations».
Marie-Aurore héberge aussi des réfugiés : « Ma petite fille aura vu passer chez nous des Soudanais, des Erythréens, je suppose qu’elle en gardera quelque chose. Le métissage, c’est l’avenir… On se trompe en disant que ce sont les pauvres qui chassent les riches, qu’on chasse plutôt la fraude fiscale ».

Thierry Smits : « Quelque chose de très sale se prépare »

Comme elle, le chorégraphe Thierry Smits est libre de toute attache politique. Il a accueilli pendant un mois une vingtaine de réfugiés chaque soir, et jusqu’à 40 fin novembre. Dans les locaux de sa compagnie, les jeunes réfugiés s’organisent, nettoient les lieux, jouent sur leur téléphone portable. Tic-toc fait la balle de ping-pong. Le local est un havre doux et chaud. Thierry leur offre le gîte, un solide petit déjeuner, et leur glisse une boite de sardines quand ils repartent vers le Parc Maximilien ou sur la route qui les mènera peut-être en Grande-Bretagne. Car les passages réussis sont rares. Il me fait rencontrer Moubarak, un jeune Soudanais en errance depuis 2015. Il baragouine quelques mots de français. Raconte son parcours de la Libye à l’Italie jusqu’à Bruxelles, en passant par Calais et Paris. Il a tenté à trois reprises de passer en Angleterre. « Comment fais-tu pour ne pas devenir fou? ». Moubarak n’a pas bien compris ou ne sait pas comment me répondre. Thierry repose la question. Alors l’émotion affleure, Moubarak ne trouve toujours pas les mots en français, Thierry le prend dans ses bras, aussi ému que lui. « Tu sais, personne ne les touche, ils ont aussi besoin d’être embrassés ».
« Accueillir n’est pas difficile, j’ai acheté 10 matelas pneumatiques et demandé des couvertures chez 2euros 50 ». Et lancé des appels au ravitaillement sur la page Facebook de la Plateforme citoyenne de soutien aux réfugiés : « 100 boîtes de sardines, dix pains blancs, 2 caisses de bananes, 8 caissettes de mandarines, du lait, des jus de fruits, et des biscuits… urgent, c’est pour trois jours ».

Thierry a gardé un cœur et une énergie d’enfant qui croit que tout est possible, qu’il suffit de le vouloir. Il pense que c’est souvent la paresse qui explique l’inertie. « Les gens ne comprennent pas qu’on est au début d’un processus. Que les migrations vont amplifier ». Face à cela, il voit monter, en Belgique et dans toute l’Europe « quelque chose de très sale.
Bientôt viendront les appels à la délation. Les gens feraient bien de lire « Seul à Berlin » *, ils comprendraient que le fascisme peut s’installer très vite ».

Dans le tunnel de la Gare du Nord, Françoise Romnee (Solidarité avec les réfugiés de la Gare du Nord) a le même regard clair et souriant :« Non je ne suis pas près de m’épuiser ». Elle est intervenue en 2015 au parc Maximilien, ensuite à Calais : « La première fois, j’ai pleuré et fait des cauchemars pendant 5 jours ». Elle a ensuite organisé un ravitaillement régulier jusqu’au démantèlement de la « Jungle ». Elle intervient à la Gare du Nord depuis un an, jour après jour. « Franchement Calais, à côté de ce qu’on voit ici, c’était un petit paradis. Les gens avaient un abri, pouvaient faire du feu ». Quand elle arrive, à 17 heures, les réfugiés se mettent en file. Un repas va leur être servi. Avec Myriam, Françoise fédère et planifie les distributions à 15 jours : « Je n’ai pas un cœur plus grand que les autres. Ces personnes ont vécu l’enfer dans leur pays, ont fait le parcours dans des conditions pitoyables, et on les traite comme des sous-hommes, ça m’est insupportable. »

Ce qui lui fait le plus chaud au cœur, c’est la mobilisation fidèle de simples citoyens, où les Musulmans sont très nombreux, « Ils ont une culture de l’hospitalité ». Ce qui lui fait le plus mal : « L’indifférence de ceux qui passent dans la gare en sortant des bureaux, et qui font l’autruche. Ils ne regardent pas les réfugiés, ce sont comme des fantômes ».

Pas plus que Marie-Aurore, Thierry, ou Mehdi Kassou, porte-parole de la Plateforme citoyenne de soutien aux réfugiés Bruxelles, aucun.e mandataire politique n’a approché Françoise, à titre individuel, pour s’enquérir de la situation sur le terrain.
Au téléphone Mehdi Kassou explique : « Nous faisons le boulot à la place du politique. Certains spéculent sur notre épuisement. Je ne pense pas que la solidarité va se tarir avec les fêtes de fin d’année, au contraire ».
Il pilote un réseau de 3000 bénévoles, gère chaque soir plus de deux cent hébergements et des dizaines de chauffeurs. Avec l’appui de Médecins du monde et d’autres Ong, Mehdi s’active aussi à l’installation du centre de Haren, 80 places, à côté du bâtiment prévu pour l’accueil des SDF dans le cadre du Plan hiver : « On sait déjà que cela ne suffira pas. Il faut mettre en place un véritable centre d’accueil et d’hébergement ».

 

*Un roman d’Hans Fallada, qui évoque le climat de terreur, de répression politique et de régression morale dans l’Allemagne de 1940