La vie sous occupation

Ashraf

Ashraf est Palestinien, originaire de Naplouse en Cisjordanie occupée. Il vit actuellement en Belgique, mais il retourne régulièrement en Palestine. Pour ne pas risquer d’être fiché et refoulé, il signe cet article d’un prénom.
Mon nom est Ashraf, Je suis né et j’ai grandi dans une ville merveilleuse avec ses vingt vergers, ses fontaines publiques et ses mosquées, enserrée dans une vallée entre deux montagnes escarpées, Jezreem et Eibal. Depuis des siècles, Naplouse a hébergé des Musulmans, des Chrétiens et des Samaritains.
Naplouse porte également un autre nom, Jabal-al-nar, qui signifie littéralement la montagne de feu : depuis la période des Pharaons, ses habitants ont joué des rôles majeurs dans la résistance aux différents envahisseurs. En 1987-1988, ils ont été le fer de lance de la première intifada.
J’appartiens à une famille chaleureuse composée de deux sœurs et d’un jeune frère. Mon père est tailleur et ma mère coiffeuse. L’atelier de mon père était situé au cœur de la vieille ville. Lors des vacances d’été, j’avais l’habitude d’y travailler avec lui. Il quittait la maison très tôt après la prière al Fagr et moi je me levais avec la musique de Fairouz chantée par ma mère pendant qu’elle préparait le petit déjeuner.
Jusqu’à ce jour…
La vie était agréable jusqu’à ce jour fatal de septembre 2000 où tout bascula… Chacun était scotché devant la télévision, regardant l’invasion d’Ariel Sharon, accompagné de centaines de soldats, de la Mosquée Al-Aqsa, l’un des lieux les plus sacrés pour les Musulmans. La population de Jérusalem-Est manifesta et défendit l’Esplanade, lançant des pierres tandis que l’armée faisait feu, tuant sept Palestiniens et en blessant des centaines. À la fin de la journée, Sharon déclara l’Esplanade propriété juive.
Deux jours plus tard, le monde entier assista, effaré, à l’exécution de Mohammad al Dorra dans les bras de son père devant la position israélienne de Netzarim à Gaza. Les images, rapportées par le journaliste franco-israélien Charles Enderlin, étaient d’une brutalité extrême, insupportable. Mohammad fut tué par un sniper et son père se retrouva handicapé à vie.
Cet événement fut l’étincelle qui mena à l’intifada Al-Aqsa. Un tournant… Colère, frustration et tristesse devinrent une part inséparable de nos vies. Des incidents éclatèrent quotidiennement, les attaques aériennes devinrent routinières, ainsi que l’assassinat des leaders de l’intifada.
Nous étions laissés à nous-mêmes face à l’armée la plus moderne, la mieux équipée et entraînée du monde. Nous fûmes déçus par l’Autorité Palestinienne car nous pensions que nous avions un gouvernement qui pourrait au moins protéger ses citoyens. Mis en place par l’occupation, il n’était en fait qu’une marionnette qui n’avait d’autorité que le nom.
Vivre dans la crainte
En 2002, Israël porta ce conflit à un niveau supérieur en menant une opération de grande ampleur en ré-envahissant la Cisjordanie et Gaza. Naplouse n’était plus la ville que je connaissais ; des check points partout, l’odeur de la mort dans les rues, un sentiment de panique omniprésent… L’atmosphère paisible qui y régnait fut enterrée sous les décombres. La population apprit à vivre dans la crainte, la ville était recouverte d’un voile sombre et chacun ressentait que l’escalade se poursuivrait. Naplouse dut faire face à plus de 5000 militaires, 400 chars et plus de 70 avions de combat. L’offensive dura 22 jours, 22 jours d’attaques terrestres et de bombardements, 22 jours de David contre Goliath. Oh, l’ironie de David devenant Goliath !
Ces 22 jours suffirent à ramener la ville au moyen-âge… Chaque jour, je regardais les hélicoptères tirant sur la vieille ville. Je haïssais la nuit, à chaque instant je craignais que notre immeuble soit la prochaine cible et que nous allions tous mourir. L’immeuble de nos voisins fut touché et 15 familles se retrouvèrent sans domicile, 10 personnes y perdirent la vie. Toute la famille Al Shoubi périt lorsque les bulldozers de l’armée démolirent sa maison, les soldats ne laissant sortir personne comme s’ils prenaient plaisir à les entendre mourir.
Lorsque l’armée leva le couvre-feu et permit aux gens de sortir pour quelques heures, je quittai la maison avec mon père et mon frère pour aller à la vieille ville. Rien n’était pareil. Rien n’était intact. Mon esprit pouvait difficilement assimiler ce que je voyais… Des écoles, des universités, des jardins d’enfants, des mosquées, des églises, des maisons, des animaux, des arbres, les immeubles de Nations unies, des sites de l’UNESCO, des voitures, des rues entières, des canalisations d’eau, des tours électriques, des silos, tout avait été touché par leurs armes sophistiquées.
Il était difficile d’avancer à travers cette dévastation, mais finalement nous arrivâmes là où se trouvait l’atelier de mon père et… l’atelier ainsi que les immeubles voisins n’existaient plus… Rien que le vide. Je serrai la main de mon père et vis ses larmes perler. Mon père est un homme fort, mais de voir toute sa vie de travail enterrée sous les gravats… Je pouvais sentir sa colère percer sous son silence.
Ce qui s’était passé était un crime de haine. Nous n’avons pas pu aller à l’école durant près de cinq mois, nous avons organisé des centres communautaires où des volontaires venaient donner cours.
Difficile de grandir dans cet environnement. Je ne savais pas comment réagir. Tenter de trouver une arme et aller combattre comme certains autres adolescents ? Jeter des pierres contre l’envahisseur ? Aller me faire exploser à un check point ? Toutes ces options étaient mises en pratique autour de moi. Et moi ? Allais-je finir sur un poster, avec ma photo collée sur un mur ?
Assurer à tout prix l’éducation
Les choses tournèrent autrement pour moi. À 17 ans, je me portai volontaire dans une organisation non gouvernementale palestino-canadienne. À Project Hope, des volontaires locaux et internationaux travaillaient ensemble pour fournir aux enfants et à la jeunesse palestinienne des programmes éducatifs, classes de langue, d’art, de technologie et de sports. J’y ai rencontré des personnes venues du monde entier. J’ai senti leur solidarité. Chacune d’elles a dédié une part importante de sa vie à la Palestine.
Au début, j’ai appris l’anglais et quelques mois plus tard je traduisais dans des classes d’art et de photographie. J’ai pu découvrir combien nos activités étaient importantes pour des enfants victimes d’une crise humanitaire dans laquelle ils se voyaient dénier leurs droits les plus élémentaires.
Plus tard, j’ai commencé à organiser mes propres ateliers de photographie. J’ai découvert à quel point la caméra pouvait être importante car elle apporte un témoignage puissant de la misère dans laquelle nous vivons. J’ai travaillé comme volontaire durant cinq ans et j’ai beaucoup découvert à propos de moi-même et de ma communauté. Chaque jour, je traversais des check points, négociant avec les soldats pour pouvoir atteindre mes classes. La plupart du temps, j’usais de mon statut de volontaire international pour aider les gens aux check points
Je me souviens d’un jour où je me dirigeais vers Beit-Dajan, un village à l’est de Naplouse situé dans une zone militaire. Seuls ceux qui y habitaient pouvaient passer. C’était au milieu de l’été, vers midi… Je revenais de mes classes quand j’aperçus de très jeunes enfants avec leur mère stoppés depuis un très long moment sous un soleil de plomb, les enfants suffocants sous la chaleur.
J’étais sur le point de passer lorsque je revins sur mes pas en me dirigeant vers la mère. Comme d’habitude, la réaction du soldat fut : Allez-vous en ou je tire ! Je lui répondis en anglais que je travaillais pour une organisation de défense des droits humains et que je voulais parler au capitaine. Il me répondit qu’il n’était pas présent et me demanda ce que je voulais. Je lui répondis : est-ce ça qu’on vous apprend à l’armée, retenir une femme et ses enfants sous quarante degrés, ne vous reste-t-il aucune humanité ?
Il me rétorqua que tous les Palestiniens étaient des terroristes ! Je lui demandai le numéro de téléphone de son capitaine. Après beaucoup d’insistance et alors que le check-point avait cessé de laisser passer les gens tant que je n’aurais pas dégagé le plancher, je réussis à le faire appeler son capitaine. La femme et les enfants furent emmenés à plusieurs reprises, les sacs d’écoliers vidés sur le sol. Après que j’aie expliqué la situation au capitaine, il ordonna au soldat de les laisser passer.
Même sous occupation, nous sommes encore plein d’énergie, d’espoir et de sensibilité.
Je suis entré au collège en 2006 pour y étudier l’ingénierie mécanique. Ma faculté était entièrement sponsorisée par l’Allemagne. Mais les Israéliens ont empêché les Allemands d’importer plus de machines et d’équipements. Je manque donc d’expérience pratique
Israël s’attaque de manière systématique à l’éducation en Palestine. Aller à l’école à toujours été une aventure. L’armée avait installé des check points à 500 mètres du collège pour nous empêcher d’y accéder. Nous devions faire preuve de beaucoup d’imagination pour les contourner. Entre 2002 et 2006, pas moins de 500 check points encerclaient Naplouse.
Avant l’intifada, beaucoup de Juifs venaient à Naplouse pour aller au restaurant, faire des achats, entretenir leurs voitures, et un grand nombre de Palestiniens travaillaient en Israël. Je ne comprenais pas que nous avions à faire face à un tel conflit, alors que nous vivions à dix minutes les uns des autres. Ne pouvions-nous pas juste vivre en paix ?
J’ai réussi à trouver une organisation œuvrant pour la paix à Jérusalem où j’avais déjà rencontré des Israéliens, des Palestiniens et des Européens travaillant ensemble pour la paix. L’idée était merveilleuse mais une fois à l’intérieur je me suis rendu compte que ce n’était ni sérieux ni profond. Il y avait là un professeur qui faisait un exposé expliquant la crainte que les Palestiniens suscitaient auprès des juifs, la crainte que nous ne rêvions que de les jeter à la mer, que nous étions des terroristes, non civilisés, sales, pauvres et stupides. J’ai réalisé qu’il y avait encore beaucoup de chemin à parcourir.
Vivre aujourd’hui en Cisjordanie signifie que vous devez faire face à un gouvernement palestinien violent et corrompu qui rend des comptes au gouvernement israélien et qui n’a rien fait pour son peuple à part permettre à quelques-uns de s’enrichir. Et en plus de cela, nous devons faire directement faire face à l’occupation elle-même.
La découverte du monde
L’Autriche a été le premier pays européen que j’ai visité à l’occasion d’un programme d’échange entre jeunes Européens, Palestiniens et Israéliens. Nous sommes arrivés durant la nuit. Je savais que nous étions quelque part dans les montagnes et quand le soleil s’est levé, la beauté du paysage m’arracha des larmes. J’ai ressenti un air de liberté, une sensation inexprimable, magique…
J’ai été estomaqué lorsque j’ai appris que les Européens pouvaient circuler dans 27 pays sans être arrêtés ou contrôlés. J’ai été honteux de devoir leur expliquer que cela me prenait trois heures pour rendre visite à ma grand-mère qui habitait à 15 km de notre maison.
La vision simpliste que les Européens avaient du conflit m’a décontenancé. Pour eux, il suffisait de s’asseoir à une même table pour trouver une solution. J’ai tenté, encore et encore, d’expliquer qu’il ne s’agissait pas d’un conflit entre deux parties égales ; qu’il y avait un occupant et un occupé, qu’il y avait un coupable et une victime, que la victime ne pouvait pas négocier le respect de ses droits avec l’occupant parce que la victime n’avait aucun pouvoir. Que jamais un occupant ne reconnaît volontairement ses droits à la victime.
Le séminaire s’est clôturé par l’élaboration d’une belle plate-forme pour la paix. Mais j’ai découvert que deux des participants israéliens étaient des militaires…
Lorsque quelqu’un m’a demandé comment je voyais la solution au conflit, je suis devenu fébrile…
Nous avons perdu 70% de notre terre, nous avons à faire face à un mur deux fois plus long que le mur de Berlin, un mur qui encercle nos maisons, qui divise notre terre, qui nous dénie l’accès à nos champs ; plus de 2000 Palestiniens sont enfermés dans les prisons israéliennes parmi lesquels des enfants de moins de 14 ans. Nous sommes face à un demi-million de colons armés et protégés par l’armée. Nous sommes occupés depuis des décennies.
La solution est pourtant simple… Elle passe par la justice et l’égalité.
J’ai toujours eu foi en la mobilisation de la société civile, la solidarité, les actions pacifiques… Il y a eu suffisamment d’exemples dans le monde de peuples qui se sont libérés par eux-mêmes de l’occupation et de l’esclavage. La société palestinienne est dévastée, fatiguée et plus que déçue par les deux gouvernements, le leur et le nôtre, qui pourrissent notre vie, notre quotidien.
L’Autorité Palestinienne se refuse à aller devant la Cour internationale de Justice, depuis que les États-Unis l’ont menacée de lui couper les vivres.
Je veux néanmoins croire que le temps viendra où les démocraties se lèveront ensemble et forceront Israël à assumer ses crimes devant cette Cour.