Que reste-t-il à écrire sur Molenbeek ?

Sur Molenbeek, on a écrit tout et son contraire et d’une façon ou d’une autre, seul le plus drama-tique semble nous imprégner. Outre la menace terroriste, une commune pauvre, en plein cœur de l’Europe, densément peuplée de jeunes, de musulmans, d’immigrés et de descendants d’immigrés – ou tout ça à la fois – autant d’éléments susceptibles de canaliser la méfiance, le rejet et la peur, en Belgique comme à l’étranger.

J’entamais la rédaction d’un article résolument optimiste sur la désormais célèbre commune bruxelloise – une ville dans la ville, voire à l’extérieur de la ville selon les médias étrangers – quand j’apprends, au hasard de mon fil d’actualité Facebook, l’arrestation de Salah Abdeslam. Je me dis que s’il avait été arrêté à Forest, Molenbeek, ses habitants, ses élus, ses travailleurs sociaux auraient eu le temps de souffler un peu. Je termine mon article au moment où l’on annonce les attentats à l’aéroport et dans la station de métro Maelbeek. Il n’est pas encore temps pour Bruxelles de souffler, de respirer.

UN TISSU ASSOCIATIF DENSE ET DYNAMIQUE

Une semaine avant l’arrestation de celui qu’on a pompeusement baptisé «  l’ennemi public numéro 1  » ou encore «  l’homme le plus recherché d’Europe  », la DH avait consacré un article aux «  Dix incontournables de Molenbeek  », un papier qui découlait d’une initiative de l’agence bruxelloise Publicis dont les locaux sont basés près de la place de l’Yser à la limite de «  Molem  ». Agacés par l’image déplorable de la commune avant, mais surtout après les attentats du 13 novembre, les travailleurs de Publicis Belgium ont lancé le guide en ligne Found in Molenbeek (www.foundinmolenbeek.be) qui renseigne les bonnes adresses «  shopping, restos ou découvertes  », rendant ainsi à Molenbeek le statut de commune «  ordinaire  ». Quant à la DH, elle recommandait dans ses pages l’incontournable Maison des Cultures et de la Cohésion sociale, la Brasserie de la Senne, le Musée bruxellois des industries et du travail « la Fonderie  » ou encore le tout nouveau Mima, Millenium Iconoclast Museum of Arts consacré aux œuvres du XXIe siècle, à l’ère de la création digitale.

Molenbeek est en réalité incroyablement contrastée et abrite un tissu associatif parmi les plus denses et dynamiques de la capitale. L’asbl Garance qui travaille à la prévention de la violence faite aux femmes et aux jeunes filles et dispense des cours d’auto-défense ; La Rue, issue d’un comité d’habitants, et qui est impliquée depuis 1973 dans les luttes urbaines et développe, notamment, un projet de jardin urbain ; Periferia, une association inspirée d’une expérience brésilienne, qui vise à l’élaboration de projets et de politiques publiques qui rendent la parole aux habitants ; le Foyer qui travaille à l’interculturalité et à l’émancipation ou encore le Rassemblement pour le Droit à l’Habitat, ne sont que quelques-unes des asbl qui travaillent et militent, essentiellement dans le bas-Molenbeek.


La politique de la jeunesse a aussi été largement revue ces dernières années, comme me l’explique Sarah Turine, échevine Ecolo de la jeunesse, de la cohésion sociale et du dialogue interculturel et islamologue de formation. «  Il a fallu ouvrir les Maisons de quartier sur le quartier, des projets pilotes y ont été menés, des travailleurs ont été formés  ». En février dernier, 800 jeunes se sont rendus aux urnes pour renouveler leurs délégués au Conseil des Jeunes. Ces 15 garçons et filles ont pour mission de réfléchir à des projets qui touchent la jeunesse molenbeekoise et ils peuvent interroger le collège sur des situations qui les touchent, avec obligation pour ce dernier d’y répondre.

L’académie de dessin et des Arts visuels de Molenbeek est, par ailleurs, riche en projets et réputée, et de nombreux artistes ont installé leur atelier dans d’anciens bâtiments industriels rénovés de cette partie de Bruxelles que l’on appelait autrefois «  le petit Manchester   ». Même si ces artistes ont peu d’impact sur l’espace public et qu’«  ils ne font pas leurs courses chaussée de Gand  », comme le note Sarah Turine «  Ils ont fait ce choix d’investir, d’habiter et de travailler à Molenbeek  ».

LE VRAI MOLENBEEK  : RIEN A VOIR, RIEN A FILMER …

Après l’arrestation de Salah Abdelslam, les élus et fonctionnaires se relaient au micro des médias nationaux et étrangers et tentent de défendre l’image de leur commune. Ainsi, Olivier Vanderhaeghen, fonctionnaire de prévention de la commune qui se dit soulagé mais déplore au micro de BX1 que l’attention se focalise à nouveau sur Molenbeek  : «  …pour la population, c’est une catastrophe   ». Ou encore Sarah Turine qui donne, en urgence, des interviews au journal L’Express ou à Libération pour apporter une vision tempérée de l’enthousiasme qu’un Salah Abdelslam pourrait susciter dans le quartier où il est né [1] . On peine à imaginer à quel point la commune doit être compliquée à gérer, à gouverner.

Molenbeek est passée de 68 000 habitants en 1995 à 95 000 en 2016 avec 20 000 habitants au km2 ; 50% des familles dans le bas-Molenbeek habitent dans moins de 55m2 ; 50% des habitants ont moins de 29 ans, un tiers des familles avec enfants sont monoparentales (essentiellement des mères) et parmi les jeunes entre 18 et 24 ans, seuls 25% ont du travail [2] .

L’opprobre qui frappe la commune date de bien avant les attentats, comme me le rappelle Hans Vandecandelaere, chercheur, médiéviste et auteur du livre In Molenbeek [3]., résultat d’une enquête de deux ans qui dresse le portrait des habitants de cette localité bigarrée  : curés, imams, habitants des lofts et des sous-sols, acteurs, médecins, directeurs d’école, commissaires de police… Après la sortie de son livre, Hans Vandecandelaere a proposé des tours guidés de Molenbeek «  rien de touristique   » précise-t-il, une sorte de cours académique dans la rue, très suivi par les profs, les politiques, les étudiants, ceux qui ont lu son ouvrage et ceux qui voulaient voir par eux-mêmes ce qu’il en était vraiment de Molenbeek. Le but était précisément de lutter contre la stigmatisation. «  Le livre se montre très critique aussi, mais les analyses doivent être correctes. Mon chapitre sur l’islam n’occupe que trente pages…   ». Hans Vandecandelaere note tous les bénéfices de la rénovation et de l’embellissement des quartiers, comme celui de la place communale, surtout pour les enfants, et contre ceux qui pensent que pour lutter contre la gentrification, il faudrait «  garder le quartier moche pour éloigner les riches  ».

Parce qu’au bout du compte, presqu’inexorablement, c’est ce qu’il advient de ces communes proches du centre et «  authentiques  »  : elles attirent des jeunes familles éduquées et issues de milieu bourgeois, appauvries par la crise. «  Le prix des loyers est en augmentation mais le quartier reste mixte  », affirme Hans Vandecandelaere. «  Il est question d’installer un café de type ‘Walvis’ [4] sur la place communale. Il faudrait une terrasse où on vend des bières mais je pense qu’il serait important pour l’entreprenariat maghrébin de se positionner solidement dans le quartier   », poursuit-il avant de conclure «  Il faudrait ouvrir mentalement le quartier, le bas de Saint-Gilles est un exemple assez réussi de mixité, de mélange.  »

Tous ceux qui travaillent, qui vivent à Molenbeek soulignent à quel point la commune est attachante, extrêmement vivante. «  Je ne pourrais plus vivre ailleurs  », me confie Sarah Turine. Pour ma part, je travaille depuis presque cinq ans à Molenbeek, à deux pas du Canal, et j’ai eu dès le début le plus grand mal à faire le lien entre «  mon Molenbeek  » et l’enfer décrit par les médias, essentiellement étrangers. Le Molenbeek que je connais est plein de femmes, d’hommes et d’enfants qui n’ont fondamentalement rien de bizarre ou de décalé. Je vais au marché, dans les magasins, je traverse le quartier à la nuit tombée et il ne se passe rien. Dans «  mon Molenbeek  », circulez, il n’y a rien à voir, rien à filmer.

Notes

[1«  Salah Abdeslam n’a pas de soutien de la communauté de Molenbeek  », Pierre Alonso, 20 mars 2016.

[2Chiffres cités par Johan Leman, président de l’asbl «  Foyer  ».

[3In Molenbeek, Hans Vandecandelaere, Epo, 2015

[4Le Walvis est un café prisé de la rue Dansaert, le long du Canal, à la limite de Molenbeek