[Lire] Les sauvages selon Thomas Gunzig

Tessa Parzenczewski

Quelque part en Afrique. Un avion s’écrase. Un seul survivant, un bébé blanc, désormais orphelin, prénommé Charles. L’enfant est recueilli par une troupe de soldats, rebelles? Marginaux en tout cas. C’est auprès de leur chef que Charles grandira, dans une Afrique à feu et à sang. Des années plus tard, grâce au hasard et à Google Street View, Charles adolescent est récupéré par sa famille d’origine. En quelques jours et sans transition, arraché à son monde familier et surtout à Septembre, son amoureuse, «l’enfant sauvage» atterrit dans la civilisation. Un oncle, bourgmestre d’une «ville moyenne», son épouse, un cousin, une cousine l’attendent.

Et c’est là que Thomas Gunzig se déchaîne. Ce n’est même pas au vitriol que l’auteur dépeint notre société, c’est carrément au bazooka. Rien ne trouve grâce devant Charles. Plongé dans l’ambiance scolaire, il met à nu les rapports de force qui régissent ce microcosme où «populaires» et «paumés» vivent dans des mondes parallèles. Il est effaré par ces jeunes dont la  vraie vie se déroule sur Facebook, Twitter et autres réseaux. Mais plus que tout, c’est leur inculture totale qui l’étonne. Car l’enfant sauvage a lu et beaucoup, initié par son mentor, fou de littérature, et surtout de poésie. Baudelaire, Verlaine, Apollinaire et Rimbaud scandent son quotidien, à mille lieux de la réalité environnante. Et que dire de sa nouvelle famille? Tous les rites et conventions d’une bourgeoisie satisfaite volent en éclats sous la charge assassine du nouvel arrivant.

«Si le lieu d’où je venais était bel et bien le théâtre sans rideau d’inqualifiables atrocités, le lieu où je me trouvais en ce moment était bel et bien un enfer qui avait pris la peine de se construire un décor». Du fond de cet enfer, Charles a pris la décision de s’enfuir, de prendre le chemin du retour pour retrouver Septembre. Il met en place un dispositif ingénieux où séductions et manipulations se conjuguent comme autant de bombes à retardement qui exploseront le moment venu. Au passage, il piège la psy de l’école, dans un ineffable dialogue, où l’érudition de l’adolescent se heurte à une ignorance abyssale.

Avec son imagination délirante, qui parfois galope noire, Gunzig échafaude une intrigue romanesque où ne manque même pas un trésor et où des fétiches quasi insignifiants prouvent encore leur efficacité. Comme l’étrange visiteur dans «Théorème» de Pasolini, Charles a perturbé la vie de tous les protagonistes, pour le meilleur et pour le pire.

Et pour la première fois peut-être, dans une langue toujours aussi percutante, aux images insolites, Thomas Gunzig ajoute ici de la tendresse à sa férocité, dans une célébration lyrique de l’amour où même «Le cantique des cantiques» est convoqué.


Thomas Gunzig. «La vie sauvage.»
Au Diable Vauvert. 324 p. 18€

Thomas Gunzig présentera «La vie sauvage» à l’UPJB le 26 janvier à 20h15.