Par Tessa Parzenczewski
Après avoir exploré ses mythologies familiales, Christophe Boltanski, neveu de Christian Boltanski, figure majeure de l’art contemporain, disparu cet été, nous embarque dans un étrange récit, apparemment ancré dans le réel.
Sur les traces d’un individu énigmatique, Boltanski s’engage dans une quête acharnée, qui l’emmènera de France en Israël, en passant par la Tunisie, pour reconstituer l’itinéraire d’une existence, celle d’un homme dont ne restent que des photos dans un vieil album découvert aux Puces. Mais quelles photos! 369 portraits, toujours au photomaton, du même homme, prises entre 1970 et 1974. « Ce qui me frappait, c’était leur nombre. Ils composaient une masse compacte, une multitude homogène, issue d’une scissiparité d’une même matrice. Ils défilaient derrière un film de cellophane, en colonnes par quatre ou cinq, droits, impassibles, telle une armée de clones. Entassés les uns contre les autres, alignés en rangs serrés sur des feuilles cartonnées jaunies par le temps, ils remplissaient un cahier entier. » Quelques notes manuscrites donnent un début de piste, déjà une identité: B’chiri Jacob. Sur des vignettes figurent aussi des adresses correspondant au temps de la photo, à Marseille, à Paris, à Rome, à Genève, à Raanana, en Israël et précédés souvent d’un c/o, partout des noms, de probables hébergeurs. Et puis, cette indication: « En cas d’accident, prière de contacter le consulat d’Israël , 3 rue Rabelais à Paris 8ème« . Que signifie cette vie nomade? S’agit-il d’un espion à l’ombre du Mossad?
Fasciné par cet individu, aux apparences changeantes, aux multiples costumes et dont les états d’âme se reflètent dans une gamme infinie d’expressions, de l’hilarité à une profonde mélancolie, l’auteur se lance, à travers labyrinthes et culs de sac, dans une enquête obstinée, où, constamment les indices se dérobent, les pistes se brouillent. Dans une sorte d’errance aux allures modianesques, où les noms captés ne correspondent plus à personne, où les téléphones restent muets, « Je poursuivais un peuple de papier ». Petit à petit, une vie se recompose, ou plutôt plusieurs vies en une, comme en hébreu , une des langues du personnage, où la vie est toujours plurielle: hayim n’a pas de singulier. Les prénoms aussi se multiplient, selon les pays: Jacob, Yaacov, Jacques, Zakine… Et nous voilà à Djerba, berceau de la famille, au cœur de la communauté juive de Tunisie, où les soubresauts politiques poussent certains à l’exil, ainsi Jacob se retrouve en Israël, où il sera soldat. Nous le suivons ensuite à Paris, où il étudiera l’architecture et les beaux-arts. Et là, on songe à l’oncle, est-ce que les photomatons seraient l’esquisse d’un travail artistique? Car l’œuvre de Christian Boltanski est riche de références photographiques, photos de groupes, souvent anonymes, comme des métaphores de mémoires et d’identités. Mais pas de conclusion hâtive. C’est à la Hevra Qeddisha, les services funéraires de la communauté juive de Paris où il officie comme directeur que nous croisons Jacob pour la dernière fois… les dernières années restent dans le flou.
Souvent l’auteur bifurque, au gré d’un mot, d’analogies, et soudain surgit Peter Schlemihl, l’homme qui a vendu son ombre, de Chamisso, et évidemment le Yaacov de la Bible et son échelle.
« Tu n’es qu’un homme. Un anonyme aux noms multiples, à la vie immense et minuscule. Un héros ordinaire, d’une singularité absolue, qui a connu un sort partagé par des millions d’autres. Tu nous renvoies à notre condition humaine, à notre solitude, à notre vulnérabilité, à nos désirs inassouvis, à notre quête de reconnaissance, à notre folie de vivre. Tu es un enfant de Djerba, un immigrant de Petah Tikva, un soldat de Tsahal, un voyageur du monde, un étudiant marseillais, un Parisien d’adoption. Tout à la fois français, juif, israélien, tunisien, dans l’ordre et, peut-être, aussi dans le désordre. »
Pas de grands mots, juste une émotion ténue, loin des certitudes, et finalement, qui est l’autre?
CHRISTOPHE BOLTANSKI. Les Vies de Jacob. Stock. 232p. 19,50€