Il faut d’abord lever quelques malentendus autour du mot « laïcité ». D’abord, ce mot n’existe qu’en français. Dans le monde anglo-saxon, on parlera de « secularism » pour désigner la séparation des Églises et de l’État (laïcité de l’État) ou de « secularisation » pour désigner la fin du monopole religieux dans la définition des normes collectives du comportement social. En néerlandais, ce sera aussi « secularisme » même si certains essaient d’introduire « laïciteit » comme calque du mot français, mais la sauce ne prend pas. De fait, tous les débats autour de la laïcité n’existent qu’en français et au sein des sociétés qui s’expriment dans cette langue. En dehors de la Turquie et du Mexique, la France est d’ailleurs le seul État à se définir comme un État laïque. C’est dire à quel point ce vocable a une diffusion géographique limitée.
A LA BELGE
En Belgique non plus, la « laïcité politique » n’a aucune validation législative ou constitutionnelle. Ici, résultat de longues batailles pour réduire l’influence de la cléricature catholique, c’est le terme de « neutralité » qui s’est imposé. Et pourtant, comme plusieurs travaux l’ont bien montré (Mehmet Saygin, Jean-Philippe Schreiber), la Belgique – au même titre que la grande majorité des États démocratiques – est bien un « État laïque » : la religion n’a plus d’influence sur la conduite de l’État (« secularism »), expression d’une société pluraliste où plus aucun dogme religieux ne définit les normes collectives (« secularisation »).
Pourtant, en Belgique francophone, on parle à tort et à travers de « laïcité ». Mais ici, elle désigne une « laïcité philosophique », concept bizarre qui désigne les non-croyants. Dans un État pluraliste, personne ne conteste le droit des athées et des agnostiques de s’associer et de revendiquer les mêmes avantages que ceux qui seraient consentis aux diverses communautés religieuses. Mais on aurait pu se passer de l’utilisation de l’adjectif « laïque » qui vient tout embrouiller. Cette confusion n’existe pas du côté flamand, où la « laïcité philosophique » se nomme « vrijzinnigheid » (libre pensée) et où l’équivalent du Centre d’action laïque est l’Humanistisch Verbond. Il n’y a donc qu’en Belgique francophone que, quand quelqu’un vous dit « Je suis laïque », il faut entendre « Je ne suis pas croyant-e ». Comme chez les Juifs, où on est soit croyant soit laïque. Alors qu’au sens politique – le seul qui vaille –, la laïcité est un bien commun que peuvent parfaitement partager des croyants et des incroyants, et c’est d’ailleurs le cas.
Cette confusion des termes rend encore plus déplacées les diverses propositions qui visent à inscrire la « laïcité » dans notre appareil législatif ou constitutionnel. À cause de cette ambiguïté, de nombreux citoyens croyants et parfaitement démocrates identifieront cette « laïcité » dans son double sens, dont aussi comme un manœuvre antireligieuse. Cette confusion est d’ailleurs en train de saboter l’excellente initiative de l’EPC (cours d’éducation à la philosophie et à la citoyenneté) qui est organisé dans l’enseignement public à partir de cette année à la place d’une partie des cours de religion ou de morale, parce qu’elle est souvent perçue comme une manœuvre de la « laïcité philosophique » hostile aux religions, notamment par les familles musulmanes qui, pour des raisons honorables, tiennent à ce que leur religion reste enseignée correctement à l’école officielle.
A LA FRANÇAISE
Loin d’être un modèle aisément exportable, la « laïcité à la française » est un curieux animal. Elle se réfère à la « loi de séparation des Églises et de l’État » (1905) dont l’article 2 stipule que « la République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte », ce qui est fort différent de ce qui se pratique dans d’autres démocraties européennes, par ailleurs parfaitement sécularisées. Ainsi, de nombreux États européens ont une religion d’État (anglicane au Royaume-Uni, luthérienne dans les pays nordiques) tandis que la Belgique, qui n’en a pas, reconnaît tous les cultes après une procédure d’agrément. La laïcité française n’est pas pour autant une laïcité « chimiquement pure » et elle se permet pas mal d’entorses à ses propres principes proclamés. Ainsi, dans les trois départements dits d’Alsace-Moselle, le vieux concordat de 1801 n’a pas été aboli et les ministres du culte restent bien salariés par l’État, comme en Belgique, tandis que les cours de religion sont obligatoires dans les écoles. Mais cette exception ne concerne que les « cultes historiques ». Donc pas l’islam, pourtant deuxième religion de France. Enfin, les « établissements religieux historiques » (des églises catholiques à 90%) nationalisés par l’État sont entretenus par lui et mis à disposition des communautés convictionnelles, tandis que les nouveaux cultes (musulman ou évangéliste principalement) doivent se débrouiller tout seuls, en espérant un soutien nullement obligatoire de la part des autorités locales. À bien des égards, la laïcité belge apparaît bien plus égalitaire que la française [1].
Mais, avec ses caractéristiques historiques singulières, la laïcité française issue de la loi de 1905 a joué son rôle d’apaisement pendant près d’un siècle. Les choses ont commencé à changer quand le paysage convictionnel français, qui semblait stabilisé, s’est transformé avec l’irruption d’un islam visible porté par les « nouveaux français » issus de l’immigration algérienne et marocaine. On n’a pas le temps d’expliquer ici le processus et les modalités de cette transplantation [2]. À la fin du siècle précédent, la visibilité de cette religion « pas de chez nous » est entrée en résonance négative avec un pays en profonde crise sociale, que d’aucuns, surtout à droite, interprétèrent comme une crise identitaire. L’Europe néolibérale et ses ukases étant hors de portée, le mécanisme classique du bouc émissaire se mis a jouer à plein : si la France se portait mal, c’est parce que ses valeurs étaient attaquées de l’intérieur. D’Éric Zemmour à Alain Finkielkraut, des intellectuels vont s’épancher sur l’identité malheureuse d’une France en déclin. La géopolitique s’en mêlant, l’autre vers qui la colère populaire pouvait se détourner n’était plus l’Arabe, mais le musulman, soit la même personne mais envisagée par un autre biais.
Ce glissement d’un racisme classique vers une nouvelle forme de rejet d’une partie de la population a pu s’appuyer sur une très ancienne tradition française d’homogénéité culturelle. De la monarchie absolue à la république jacobine, la France a toujours assimilé ses minorités, par la violence si besoin est. Elle supporte moins que d’autres nations l’émergence inéluctable de sociétés multiculturelles. Puisque la différence perçue comme menaçante était désormais de nature religieuse, on va mobiliser la laïcité pour la tenir à distance, voire la refouler. Ainsi, une « nouvelle laïcité » va se mettre en place autour de changement de siècle, en fédérant un large spectre politique, de l’extrême droite (Marine Le Pen), jusqu’aux socialistes ou assimilés (Manuel Valls, Jean-Pierre Chevènement) en passant par la droite (le sarkozyste François Baroin, Jean-François Copé) et avec certains accents chez Jean-Luc Mélenchon. C’est ainsi qu’en France l’extrême droite va jusqu’à se présenter comme le meilleur défenseur de la laïcité, alors que dans d’autres pays européens elle met surtout en avant les traditions nationales et l’identité chrétienne. Caractéristique de cette « nouvelle laïcité » : l’exigence de neutralité ne concerne pas seulement les institutions publiques, elle concerne désormais toute la population dès qu’elle sort de chez elle : dans les lycées et collèges (loi du 15 mars 2004), demain à l’Université (proposition Sarkozy), dans certains lieux publics (piscines, accompagnement des sorties scolaires) et, depuis cet été, sur la plage.
Cette instrumentalisation de la laïcité au profit de nouvelles discriminations est une particularité française. En Allemagne où, on le sait, le racisme anti-immigré se porte bien, les musulman-e-s n’ont jamais été refoulés en tant que musulman-e-s. Ainsi, les enseignantes musulmanes ont obtenu devant la Justice le droit de porter le foulard en classe. Quant aux élèves, il n’a jamais été question de le leur interdire. La Belgique aurait intérêt à s’inspirer des autres pays plutôt que d’importer le logiciel français qui est très peu performant en matière de vivre-ensemble. Même si notre familiarité avec l’idéologie française nous rend particulièrement perméables, nous n’avons aucune raison de renoncer à notre culture du compromis qui s’est notamment manifestée sur le plan « philosophique » dans le pacte scolaire de 1958 qui, s’il est effectivement dépassé aujourd’hui dans les faits, nous aura évité bien des déchirures. La laïcité bien comprise est un outil du vivre-ensemble. Si elle le détruit, elle se trahit.