[Points Critiques n° 386] Places Nettes, quand les invisibles donnent de la voix

Elias Preszow

Places Nettes est un film produit par le Centre Vidéo Bruxelles, réalisé par un collectif. Il nous parle de Saint-Gilles, la commune aux nombreuses places où cohabitent Saint-Gillois de toujours, SDF et « Sans Difficultés Financières », jeunesse violentée et nouveaux arrivants. Quelle place chacun trouve-t-il ? Que deviennent les histoires personnelles et collectives quand l’économie de marché recouvre la ville de son vernis implacable ?  

On regarde un film.

On reconnaît des visages, des rues, des places.

On reconnaît une ambiance, une atmosphère, un air.

Saint-Gilles.

Place Morichar : skaters et zonards, gamins et parents, bobos et étudiants…

Place Van Meenen, ses terrasses, ses night-shop et ses wasserrettes, son marché plus vraiment populaire.

Le Parvis, attractif pour qui en a les moyens… Les têtes du Carré-de-Moscou, les anciennes, les nouvelles. Et puis les bancs qui disparaissent peu à peu du paysage, comme les arbres et les cabines téléphonique.

Le square Jacques-Franck, son mobilier froid et ses caméras de surveillance.

Place Bethléem, les meilleurs petits-os du monde !

Saint-Gilles sous toutes ses coutures, c’est dans Places Nettes, un film d’atelier réalisé par sept habitants, et produit par le CVB.

Les voix se superposent pour interroger le devenir de cette commune.

La gentrification et l’augmentation du prix des loyers; la pollution sonore des soirées qui tardent à finir; la place réservée aux jeunes, aux vieux, aux marginaux; l’exclusion et la délinquance; la place des femmes; la case prison; les violences policières; la place des rêves; un Haut et un Bas, un Centre, toujours fuyant, le 1060 dans tous ses états…

Bref, tout ce qui fait de ce lieu géographique un espace de luttes et de contradictions, de désirs et de frustrations, d’indifférences et d’interactions. Tout ce qui fait que nous sommes Saint-Gilles autant que Saint-Gilles est en nous. Tant il est vrai que ce qui nous entoure nous habite jusqu’au plus profond de la mémoire, mais que la réalité présente, parfois, nous semble étrangère. Fantomatique. Irréelle. Où l’Absurdie, c’est toujours tout droit.

Curieux paradoxe dans lequel l’image du monde paraît s’éloigner de la représentation que nous en avons. Entre l’être et l’apparence, le privé et le public, c’est toute l’histoire des transformations urbaines qui se joue, une fois dit que le système économico-politique dans lesquelles elles s’inscrivent nous frappe comme une machine impossible à stopper.

Alors, comment réinvestir l’espace pour lui donner un sens ? Comment tracer son chemin dans un décor en carton-pâte où seul l’argent est roi, et le consommateur unique citoyen ?

Mais, surtout, dans ce qui reste, comment aller à la rencontre de ceux et celles qui poursuivent leur vie, au quotidien ? Comment faire en sorte que le mélange puisse avoir lieu, par-delà les classes, les nationalités et les différences culturelles ?

La caméra pose son regard sur des corps et soudain leur présence nous raconte quelque chose.

Leurs paroles confèrent à cet environnement comme une charge affective, un questionnement irréductible à toute logique administrative. Les routines et les habitudes, tous les automatismes et les conditionnements sautent devant un témoignage un peu sincère. Aussi infime soit-il, la bulle éclate. Chacun dévoile une part du fil mystérieux qui nous attache à un endroit de la terre. L’anecdote, alors, tend vers la parabole. Et la gravité, parfois amère, du constat, une force de libération. Les ghettos ne sont pas nécessairement là où l’on croit.

Le temps passe, certes, sans qu’on puisse rien y changer. Mais il arrive aussi qu’il nous pénètre d’une sorte de vérité. Comme s’il résistait à cet abîme qu’est l’oubli.

Il suffit d’un plan, d’un montage bien rythmé pour que se délivre cette promesse de bonheur que tout flâneur amoureux de Saint-Gilles a déjà rencontré quelque part sur sa route. Et qu’il brûle de transmettre à son tour : Dis-le qu’on est là !

Places Nettes : Un film de : Jos Beni, Pierre Corbisier, Xavier Dupont, Latifa Elmcabeni, Nadia Elmcabeni, Maud Girault, Jonathan Vard – Production : Centre Vidéo de Bruxelles – CVB – Michel Steyaert