[Points Critiques n°384] Théâtre « Ce qui marche, c’est la promenade »

Carine Bratzlavsky

Le pourquoi du comment

Depuis sa création, en 1945, pour s’atteler à la renaissance de la vie juive, moralement et physiquement détruite après la guerre et pour combattre toutes formes de racisme et promouvoir des valeurs d’égalité, de solidarité et de justice sociale, l’Union des progressistes juifs de Belgique – qui s’appelait alors Solidarité juive – association non religieuse et progressiste, a toujours mis l’accent sur des activités culturelles et festives, à côté de ses activités sociales et politiques. Au début des années 1980, fut ainsi mise sur pied une troupe de théâtre amateur, le Théâtre de la Magnanerie. À son actif, une petite vingtaine de spectacles créés et joués dans différentes salles de la capitale. Avec la disparition de Marcel Gudanski, sa figure de proue, puis de Léon Buhbinder, une de ses chevilles ouvrières, la troupe s’éteignit lentement.

Arrivée au Conseil d’administration de l’UPJB dans les années 2000 puis, comme co-présidente, j’ai souhaité renouer avec cette tradition théâtrale qui permet, au-delà du plaisir d’ÊTRE ensemble, celui de FAIRE ensemble, toutes générations confondues. De construire et, à travers le plaisir des mots, du jeu, de la musique, de l’humour, d’exprimer des doutes, de poser des questions. Et c’est ainsi qu’en février 2016, une petite vingtaine de comédien·ne·s chanteur·se·s amateur.es entouré·e·s d’une autrice reconnue (Layla Nabulsi) et de musiciens professionnels présentaient, à l’Espace Magh, la comédie musicale La cuisine de Babel, harissa et gefilte fish. Sur un mode comique et musical, le spectacle revisitait et actualisait les récits juifs et politiques fondateurs à la lumière des engagements d’aujourd’hui : le conflit israélo-palestinien, les nouvelles migrations, les valeurs collectives de solidarité avec, en toile de fond, la déconstruction des préjugés. Environ un millier de spectateurs se pressèrent, émus et heureux, aux représentations et, au terme de la reprise du spectacle, en 2017, à la Maison des Cultures de Molenbeek, il fut décidé de poursuivre l’aventure.

Après deux années de gestation, nous voici de retour sur les planches avec ce nouveau spectacle de théâtre musical. Là où La cuisine de Babel racontait l’histoire et les valeurs de l’UPJB, l’une des ambitions de cette nouvelle tentative était de se frotter à d’autres comédien·ne·s amateur·es venu·e·s d’ailleurs et n’ayant, à priori, aucun lien social ni culturel avec l’UPJB.

Nous voulions un spectacle ouvert sur l’autre, un spectacle qui pose la question du voyage dans la modernité, de Baudelaire à Fondane jusqu’à Samy Szlingerbaum et après…
Un spectacle, pour le dire autrement, qui interroge l’état actuel de l’Europe, de la
« crise » migratoire, du problème de l’ouverture et de la fermeture d’une communauté, d’une culture, d’un milieu et ce que cela serait pour nous, l’hospitalité.

C’est vers un des jeunes comédiens de la troupe, Elias Preszow, que nous nous sommes tournés pour jeter les bases de ce nouveau projet, qui s’est vu ensuite confié à un auteur de théâtre aguerri, Serge Kribus.

Nous avons à nouveau sollicité Noemi Tiberghien, déjà présente sur Babel, pour en assurer la mise en scène et relever le défi de faire travailler les protagonistes de la troupe de l’UPJB, avec ceux et celles du CPAS de Saint-Gilles et Dominique, un ami comédien originaire du Cameroun remarqué sur le magnifique spectacle du Nimis Groupe,
« Ceux que j’ai rencontrés ne m’ont peut-être pas vus » et qui nous raconte ici son parcours. Sur des compositions originales de NP, c’est à Miko Bukowski que nous avons demandé de prendre en charge la direction artistique et les arrangements.

Qu’il me soit permis ici de tous et toutes vous remercier, qui, chaque dimanche depuis septembre, vous réunissez au 61 rue de la Victoire, siège de l’association, pour y répéter vos répliques, affûter votre langue, peaufiner vos chansons, apprendre vos textes, concevoir vos scènes, tandis que, pour le dire avec Edgar Morin, dans Penser l’Europe : « De crise en crise, de refondation en refondation, la problématisation n’a cessé de renaître jusqu’à ce que, dans l’effondrement des fondements proposés ou imposés du XVIIe au XXe siècle, elle nous apparaisse aujourd’hui comme le fondement sans fondement de la culture européenne » 1. Ou comme l’écrivait, plus laconiquement Pasolini dans l’une de ses interventions journalistiques : « Nous sommes tous ici » 2.

Mais où que nous soyons, avec ou sans mémoire, je me demande si cette promenade ne nous souffle pas, au fond, qu’il en va de notre désir de se remémorer ? Entre passé et avenir, c’est bien d’une invitation à la correspondance dont il s’agit à présent.