Deux cent trente-neuf : c’est le nombre de jours d’âpres négociations qui furent nécessaires pour que le nouveau gouvernement fédéral nommé Arizona voie le jour. Un accord immédiatement critiqué, par l’opposition et par bon nombre de structures issues de la société civile, en particulier sur son volet asile et migration. La Ligue des droits humains parle même d’« un recul préoccupant pour les droits sociaux et pour les droits des étrangers ». C’est également le cas de deux associations, Le Ciré a été fondé en 1954 sous le nom de Centre d’initiation pour réfugiés politiques et BelREfugees, qui alertent sur la place préoccupante des idées d’extrême droite figurant dans cet accord de gouvernement. Interview croisée de Sotieta Ngo, directrice du Ciré, et de Mehdi Kassou, porte-parole et fondateur de la plateforme citoyenne de soutien aux réfugiés.
Pouvez-vous nous dire quel est votre sentiment par rapport à cet accord et plus particulièrement par rapport au chapitre « asile et migration » ?
Mehdi Kassou : Je pense que l’Arizona porte bien son nom. Cet accord est aride. Il est hostile au social, à la migration, aux femmes, aux personnes précaires et aux chômeurs. Nous avons un gouvernement qui annonce très clairement qu’il va cogner sur les plus fragiles. Avec l’objectif clair de renforcer les plus forts, autrement dit les plus riches. La contribution des épaules les plus larges a énormément été citée lors des négociations [de formation du gouvernement].
Et pourtant, j’ai parcouru les pages de cet accord et je ne vois pas bien où et comment l’Arizona va leur faire porter certaines responsabilités.
Je vois, par contre, de manière plus nette comment les femmes vont perdre une partie de leur pension, comment les chômeurs vont être plus facilement éjectés, comment les travailleurs précaires vont être davantage fragilisés et surtout, comment la Belgique va être encore plus inhospitalière pour les personnes étrangères. Bref, c’est assez dramatique comme première lecture.
Sotieta Ngo : À la lecture des pages de cet accord, j’y ai constaté une espèce de fierté de nos autorités d’adopter un virage très sécuritaire, et même de se vanter d’adopter la politique migratoire la plus stricte que la Belgique ait connue.
Pourquoi est-ce que je commence par-là ? C’est parce que les termes sont doux, comparés au contenu de l’accord.
Quand on regarde les mesures envisagées et la présentation des personnes en exil, il y a très clairement des idées d’extrême droite assumées par ce gouvernement où, officiellement, le parti d’extrême droite flamand, le Vlaams Belang, n’est pas présent. Alors, ce serait malhonnête de dire que c’est la première fois qu’on voit des idées d’extrême droite colorer la politique migratoire belge. C’était déjà à l’œuvre avant ce gouvernement Arizona. Mais ici, il y a une espèce d’avènement d’une vision stricte qui relaie les idées, la vision de l’extrême droite dans le chapitre relatif à la politique migratoire.
Vous parlez d’extrême droite. Pourquoi, alors qu’en Belgique un cordon sanitaire politique est d’application ?
Sotieta Ngo : Je m’écarte, ici, essentiellement du nom des partis politiques et des idéologies politiques portées par ces partis. Pour ce qui nous intéresse aujourd’hui, je regarde principalement la nature et le fond des mesures envisagées. Cela fait un moment qu’au Ciré, nous disons que le cordon sanitaire est complètement poreux et que les idées d’extrême droite envahissent la politique migratoire. Qu’est-ce qui nous fait dire ça ? Ce sont avant tout les mesures qui sont portées.
C’est se permettre de s’asseoir sur les droits des personnes. C’est le fait que la politique de non-accueil assumée par le gouvernement Vivaldi a laissé des hommes demandeurs d’asile à la rue en l’assumant, au dépit de la loi et des condamnations de justice.
Pour moi, cette politique me permet de faire un parallèle avec l’attitude d’un gouvernement comme celui de Viktor Orbán, de Donald Trump. Donc, appliquer des mesures qui stigmatisent et laissent volontairement de côté les personnes étrangères, et ce, en tirer un bénéfice électoral en agitant les peurs et les craintes, bien souvent légitimes, de la population : ce sont les partis d’extrême droite qui portent ça.
J’affirme réellement que les mesures auxquelles nous sommes confrontés et qui sont proposées au sein de l’accord de gouvernement sont des mesures qui sont portées par l’extrême droite et aujourd’hui par des partis qui ne le sont officiellement pas.
Mehdi Kassou : Pour compléter ce que dit la Ligue des droits humains sur une régression des droits sociaux, il y a aussi un retour dans le temps qu’il est important de souligner. À la lecture de ce chapitre « asile et migration », un souvenir datant de mes études m’est revenu en tête. Au moment du changement de nom du parti d’extrême droite flamand Vlaams Blok en Vlaams Belang, j’ai réalisé un travail d’analyse sur ce changement d’identité. J’avais, dans ce cadre-là, étudié et analysé le zeventig puntenplan (programme en septante points « pour résoudre le problème des étrangers », NDLR) de 1992 du Vlaams Blok qui, pour rappel, a mené en partie à la création du cordon sanitaire en Belgique : une décision claire du politique et des médias de garder l’extrême droite et ses idées dans l’opposition. Ce qui est fondamentalement inquiétant ici, c’est qu’en croisant le programme en 70 points du VB et le chapitre asile et migration de l’accord de majorité, on est sur un bingo !
Quasiment toutes les propositions sur la table aujourd’hui, à une ou deux exceptions près, se retrouvent dans le programme en septante points. Par exemple, renvoyer immédiatement les « illégaux », signer des accords bilatéraux avec les pays d’origine, améliorer la coopération économique entre l’Europe, la Turquie et l’Afrique du Nord et conditionner l’aide au développement à une posture de chien de garde de ces pays par rapport aux personnes migrantes. La mise en place de politiques de découragement à l’immigration qui est reprise mot pour mot dans le zeventig puntenplan. Parler de régression sur les droits, c’est important, mais ce qui nous est présenté porte plutôt sur une régression sur le plan des idées. En résumé, ce sont les idées du Vlaams Blok qui sont aujourd’hui confortablement installées au 16 rue de la loi. C’est dramatique
Mehdi Kassou : Il serait plus juste de parler d’un « filet de pêche » sanitaire plutôt que d’un cordon sanitaire autour du Vlaams Blok, aujourd’hui Vlaams Belang : s’il a retenu les ténors de l’extrême droite dans ses filets, il a, par contre, largement laissé passer ses idées. Récupérées aujourd’hui par une partie de l’arc démocratique qui s’en est imprégnée, et qui les a même littéralement transposées en réalité.
Sotieta Ngo : Effectivement, pour ce point-là, l’objectif est atteint. Manifestement, la Belgique n’est pas une exception au niveau mondial. Ce n’est pas pour rien que les premières mesures hypermédiatisées du gouvernement Trump ont été les expulsions massives et humiliantes de personnes migrantes, enchaînées et menottées.
Manifestement, il y a des forces démocratiques qui jouent ce jeu-là : penser qu’il y a un gain électoral à surenchérir et à surmédiatiser les problématiques liées à la migration et aux personnes migrantes. Lorsque je parle de porosité des idées d’extrême droite sur la politique migratoire, c’est parce qu’on voit tous ces glissements de manière très concrète aujourd’hui. Rappelons que figure aussi dans ce chapitre migratoire de l’accord de gouvernement le retour des visites domiciliaires.
Je les appelle plutôt des rafles de personnes sans papiers. À quel moment de notre histoire et sur quelle population s’est-on permis d’aller chercher les gens chez eux, dans leur domicile, en principe inviolable en Belgique, sur base de leur nationalité ou de leur statut administratif ? Soyons clairs.
Mehdi Kassou : Notre mode d’action est et sera toujours de lutter contre ce qui nous semble être l’injustice la plus criante.
En 2015, lors de notre création, c’était la question migratoire, avec ce qu’on a connu au parc Maximilien : les rafles de personnes migrantes. Il y a dix ans, je me disais que je m’engageais sur un terrain très compliqué. Je me rassurais en me disant que le combat portait sur ce que la Belgique pouvait produire de pire en matière d’asile et de migration. Aujourd’hui, ce qui m’inquiète, c’est que cette attitude de la N-VA de l’époque principalement axée sur les migrants, se traduit aujourd’hui de la même manière sur toute une série d’autres terrains : les chômeurs, la pension, les pompiers, la police, le communautaire. En bref, cet accord de gouvernement est l’antithèse du progressisme. Comment s’organiser ? Pour nous, il y a deux façons d’agir. La première, c’est de contrecarrer ces mesures sur le plan légal, comme nous l’avons déjà fait dans le passé pour les gouvernements Michel et De Croo.
Pour rappel, la Vivaldi a été condamnée des milliers de fois pour sa politique d’accueil, sans qu’elle lève le petit doigt. Partout où nous pouvons mener des actions juridiques avec des partenaires qui croient encore en l’état de droit, nous poursuivons cette démarche.
La seconde réside dans différentes formes d’action. La plateforme est née dans l’action de résistance aux opérations de police, aux arrestations arbitraires.
S’il faut recommencer, on recommencera. J’irais même plus loin. Aujourd’hui, le texte de loi qui régule l’aide aux personnes en situation irrégulière sur le territoire belge autorise l’aide, si elle est faite à titre principalement humanitaire. Donc, notre action actuelle est tout à fait légale. Si demain, Théo Franken (NV-A) et sa clique venaient à appliquer les visites domiciliaires en rendant illégal l’aide aux personnes, nous continuerions notre action envers les personnes les plus fragiles. On le fera, et je le dis sans détour, en désobéissant à la loi.
En tant qu’organisme militant, le Ciré s’était déjà battu contre les visites domiciliaires, et a finalement été débouté. Si ce projet venait à revenir sur la table, quelle serait la réaction ?
Sotieta Ngo : Nous avons plusieurs objectifs. Nous tentons d’abord d’influencer les politiques et les lois, mais nous avons aussi comme objectif d’informer les populations qui sont concernées, à savoir les personnes étrangères.
Nous pensons que les sans-papiers devront se protéger de ces politiques qui vont viser à aller les chercher chez eux, par l’intermédiaire – et c’est la nouveauté de cet accord – de l’Office des étrangers. Heureusement, l’accord du juge d’instruction sera toujours nécessaire.
Nous vivons une période qui est, de manière caricaturale, bête et méchante. Je dis ça parce que les promesses que l’extrême droite formule sont irréalistes. Il y aura toujours trop d’immigration dès lors qu’il y a une personne en migration. Les frontières seront toujours poreuses, quels que soient les murs ou les barrières que l’on érigera.
Nous terminons une législature où ce sont les forces progressistes, elles-mêmes, qui ont fait des brèches en s’asseyant sur leurs propres lois et sur les décisions de justice qui leur étaient destinées. La désobéissance civile me semble être la réaction la plus adaptée à ce genre d’attitude de la part de nos autorités.
Cet accord de gouvernement parle de diminuer drastiquement l’accueil des candidats à l’asile. Si le nombre de places d’accueil chute, est-ce que BelRefugees accueillera plus de demandeurs d’asile ?
Mehdi Kassou : Cet accord dit qu’à terme, le nombre de places diminuera, mais pas avant d’avoir réussi à réguler l’afflux de personnes migrantes.
On vient tout de même de passer quatre années avec un gouvernement Vivaldi qui a poursuivi des politiques menant des milliers de personnes tout droit vers la rue, et plus particulièrement à Bruxelles. Ici, à la plateforme, nous n’avons pas attendu pour produire des solutions d’accueil pour ces personnes. Même si nous ne sommes pas d’accord avec la NV-A et le projet de société qu’elle porte, il ne faut pas omettre la réalité de terrain, la réalité sociale de la gestion des villes, des espaces publics et de la gestion de lutte contre le sans-abrisme.
Notre attitude, par exemple en Région bruxelloise, est de travailler à la sensibilisation, à l’information des citoyens de manière à ce qu’on ait une opinion publique qui soit la plus favorable sur les questions migratoires.
On essaie de créer des espaces de dialogue entre citoyens et politiques régionaux de tout bord, pour leur rappeler que la Constitution est très claire : tout le monde a droit à une vie digne, pas seulement les Belges. Nous pensons que chaque personne présente sur le territoire, quel que soit son statut, doit être respectée dans sa dignité et doit être en mesure de se déplacer, s’y installer, etc.
Cela dit, nous continuerons à dénoncer les choix qui sont réalisés au niveau du fédéral. Si cette dénonciation a un impact sur les politiques de la future équipe gouvernementale bruxelloise, on interrogera à ce moment-là le sens de la démocratie, de la possibilité d’agir ensemble dans l’intérêt général.
L’Arizona prévoit une diminution du budget d’UNIA (ex-Centre pour l’égalité des chances et la lutte contre le racisme, NDLR) de 25 %. Voyez-vous un lien entre cette baisse de moyens de la structure dédiée à la lutte contre les discriminations et la situation que pourraient subir les futurs demandeurs d’asile ?
Sotieta Ngo : Il faut savoir qu’UNIA est une structure avec un rôle neutre, non partisane.
J’assume pour le Ciré de défendre des positions en faveur d’une vision de la société. Ce n’est pas le cas d’UNIA : elle a un mandat donné par les autorités de lutte contre les discriminations. Depuis plusieurs législatures, la NV-A et le Vlaams Belang tentent de démanteler UNIA.
Cela a commencé par une interfédéralisation des missions et puis un retrait de la partie flamande de l’institution. Le désargentement, c’est l’étape d’après. Comment les autres partis de la coalition Arizona laissent-ils faire lorsqu’on connaît la mission essentielle qui est confiée à UNIA ?
Est-ce que la lutte contre la discrimination et la promotion de l’égalité sont désormais des causes partisanes en Belgique ? Apparemment oui.
De nouveau, on y revient : n’est-ce pas une vision d’extrême droite que de s’attaquer à ce genre de structure ? Réduire aussi drastiquement les financements d’UNIA, c’est, in fine, s’attaquer aux droits des personnes discriminées et donc des personnes étrangères, comme les demandeurs d’asile.
Passer d’un secrétariat à l’asile et à la migration à un ministère chargé de ces dossiers vous inquiète-t-il ?
Sotieta Ngo : Je constate que sous couvert d’économie, on a supprimé certains postes, regroupé certaines compétences. Ici, dans la symbolique, on considère désormais que la migration est un enjeu qui mérite un ministère.
Cependant, j’essaie de rester constructive et de voir, parfois, non pas le verre à moitié vide, mais plutôt à moitié plein. La migration et la situation des personnes en migration sont un vrai enjeu.
Si créer un ministère de la Migration permettait enfin de s’attaquer aux vrais défis que les migrations et la situation des personnes migrantes posent, ce serait vraiment une bonne chose. Cela étant, je ne crois pas que ce sont les intentions ni de la nouvelle mandataire, Mme Van Bossuyt (NV-A), ni du gouvernement Arizona.
Pour terminer, dans quel état d’esprit vous trouvez-vous par rapport aux années à venir ?
Sotieta Ngo : Dans un esprit de résistance. Nous sommes face à un rouleau compresseur de propos populistes. Et depuis un moment, de propos racistes, parfois extrémistes, d’une opinion publique qui n’a ni la possibilité ni le temps de devenir experte des enjeux en matière d’immigration. Nous devons lutter, résister, et le Ciré fera partie des combattants.
Mehdi Kassou : Comme je le dis souvent : je suis un pessimiste à court terme et un optimiste à long terme, mais en mode résistant. Je pense qu’à la fin, ce sont les gentils qui gagnent. On va passer par des moments un peu difficiles, mais c’est le moment de faire front, de se réunir. Il faut se serrer les coudes. Je crois qu’on évalue la qualité d’une société à la manière dont elle gère les personnes les plus fragiles. Je fais partie des gens qui pensent que les pensionnés, les femmes, les personnes migrantes, les personnes ayant un métier pénible sont celles auxquelles on doit porter le plus d’attention, car elles sont essentielles à notre société.