Une carte blanche parue dans « Le Soir » fustige les appels au boycott d’Israël, qui seraient largement motivés par l’antisémitisme. « Plutôt que de recourir aux accusations outrancières, ses auteurs seraient plus inspirés de se pencher sur les causes réelles de l’impopularité croissante d’Israël, à savoir le maintien des Palestiniens sous un régime colonial d’apartheid », leur rétorquent des organisations actives dans la défense des droits des Palestiniens.
Il y a des timings qui en disent long. À l’heure où l’armée d’occupation mettait la ville de Jénine et toute la Cisjordanie à feu et à sang, certains ont estimé opportun de s’attaquer à la solidarité avec les Palestiniens. Les signataires d’une tribune parue le 4 juillet déplorent en effet la multiplication des appels au boycott d’Israël, jusqu’aux conseils communaux de Liège et de Verviers qui ont suspendu les 24 avril et 30 mai dernier leurs relations avec le pays jusqu’à ce qu’il cesse de violer les droits des Palestiniens et le droit international. Selon eux, ces initiatives ne sauraient être que suspectes s’agissant du « seul État des Juifs », qui serait ciblé en cette qualité et non en raison de sa politique. Comment pourrait-il en être autrement, puisque ce dernier « respecte les droits humains » ?
À l’appui de cet « argumentaire », la définition de travail de l’antisémitisme de l’IHRA, qui permettrait de « définir les limites » du racisme anti-juif. Cet outil, qui repose sur 11 exemples dont 7 concernent la critique d’Israël, est pourtant largement contesté en raison de l’usage qui en est fait pour réduire au silence les défenseurs des droits des Palestiniens, y compris par un de ses auteurs, Kenneth Stern.
Les Palestiniens invisibilisés
Depuis l’arrivée au pouvoir en Israël d’un gouvernement ouvertement annexionniste et raciste il y a 6 mois, tous les indicateurs sont au rouge écarlate. La colonisation atteint des niveaux records ; des expéditions punitives sont menées par les colons dans les localités palestiniennes avec la bénédiction des autorités ; près de 200 Palestiniens ont été tués depuis le début de l’année dont la moitié de civils, soit plus que durant toute l’année 2022 ; enfin, un ministre fanatique, Bezalel Smotrich, qui appelait en 2017 à exterminer les Palestiniens, femmes et enfants compris, s’ils refusaient l’expulsion ou la soumission, est récemment devenu le gouverneur officieux de la Cisjordanie. Il faut beaucoup d’aplomb, dans ces conditions, pour prétendre qu’Israël « respecte les droits humains » et pour contester le droit à boycotter cet État qui, contrairement à d’autres, n’a jamais été menacé de la moindre sanction.
Le désintérêt des auteurs de cette tribune pour cette réalité s’étend plus largement aux Palestiniens eux-mêmes, jamais cités comme sujets tout au long de ce texte. Ce point aveugle n’a rien d’un oubli. Il est symptomatique du regard colonial porté par Israël et ses relais sur la population palestinienne, perçue comme un vestige du passé, appelé à s’effacer devant la réalisation du projet national sioniste.
On touche ici au cœur du malentendu : pour le mouvement de solidarité global auquel nous nous rattachons, le problème n’a jamais été le principe même d’un foyer national juif, mais le fait qu’il se soit constitué dans la pratique au détriment des droits nationaux de la population autochtone et au prix de sa dépossession. Pour les fondateurs d’Israël, le nettoyage ethnique de la Palestine qui s’est traduit par l’expulsion massive de 750 000 Palestiniens en 1948 (la « Nakba ») était en effet une nécessité, comme en attestent notamment les travaux des « nouveaux historiens » israéliens. Quelle qu’ait pu être la justesse des motivations de ceux qui ont cherché à apporter une réponse aux persécutions séculaires des populations juives, Israël ne sera jamais entièrement légitime tant qu’il n’aura pas réparé l’injustice que sa création a occasionnée et qu’il perpétue jusqu’à aujourd’hui.
Banalisation des crimes contre l’humanité et des crimes de guerre
Autre manœuvre rhétorique éculée : l’accusation d’indignation sélective envers Israël. Elle prend appui sur la définition de travail de l’antisémitisme de l’IHRA, laquelle considère comme antisémite le fait de « faire preuve d’un double standard en exigeant d’Israël un comportement qui n’est attendu ni requis d’aucun autre pays démocratique ». Les États doivent bien entendu être traités de la même façon à violation des droits humains équivalente et les membres de nos associations respectives n’ont pas attendu ces mauvais procès pour se mobiliser sur de nombreux autres fronts de la solidarité internationale. Mais le combat pour l’universalité des droits et de la justice ne passera certainement pas par une baisse de la vigilance envers les gouvernements les plus attentivement scrutés sous prétexte qu’« ailleurs, ce serait pire ».
En l’espèce, on peut difficilement soutenir qu’Israël serait défavorisé en la matière. Il suffit pour s’en convaincre de constater le gouffre entre les réactions de nos gouvernements à l’occupation d’une partie du territoire ukrainien par la Russie et à celle du territoire palestinien occupé par Israël depuis 1967. Si Israël concentre les critiques, c’est précisément parce qu’il échappe aux conséquences de ses actes.
En réalité, ce procédé victimaire dissimule mal son véritable objectif : banaliser la gravité des crimes d’Israël, en particulier le crime de guerre que constitue la colonisation et, surtout, le crime contre l’humanité que représente l’apartheid1 contre le peuple palestinien. Trois des principales organisations de défense des droits humains de référence en la matière au niveau mondial – la Fédération internationale des droits humains, Human Rights Watch et Amnesty International – ont successivement formulé cette dernière accusation, à la suite d’ONG palestiniennes… et israéliennes ! Si l’on peut questionner les motivations de certains gouvernements à pointer systématiquement Israël, il en va tout autrement de celles de structures dont l’engagement pour les droits humains partout dans le monde les rend peu suspectes de pratiquer un deux poids, deux mesures.
Les dangers de l’instrumentalisation de la lutte contre l’antisémitisme
La lutte contre l’apartheid est une obligation internationale. La reconnaissance croissante de la réalité de sa pratique par Israël est donc logiquement de nature à rendre fébriles ses défenseurs inconditionnels. Ceci explique l’intérêt qu’il y a pour eux à promouvoir à tous crins la définition de l’IHRA, qui interdit virtuellement de formuler cette accusation en disposant que pourrait être considéré comme antisémite le fait de « qualifier Israël d’entreprise raciste ». Loin de permettre de distinguer le bon grain de l’ivraie, celle-ci renforce la criminalisation de la solidarité avec la Palestine et les atteintes à la liberté d’expression partout où elle est d’application, ainsi qu’en atteste un récent rapport de l’ONG European Legal Support Center portant sur l’Union européenne et le Royaume-Uni. Elle doit donc être rejetée, au profit d’autres outils plus adaptés pour faire reculer le racisme anti-juif, comme la Déclaration de Jérusalem sur l’antisémitisme.
Il n’est pas question ici de contester le fait que la cause palestinienne puisse parfois être instrumentalisée par d’authentiques judéophobes. Chacune de nos organisations s’emploie à le dénoncer et à combattre le fléau de l’antisémitisme. C’est dans cette perspective que nous cherchons à déconstruire les fantasmes morbides entourant le conflit israélo-palestinien en en pointant la véritable source, à savoir la logique coloniale, et en replaçant la lutte contre cette dernière dans le cadre de la protection des droits humains. En tentant une fois de plus de délégitimer notre engagement, les habituels pompiers pyromanes contribuent au contraire à alimenter le détestable amalgame entre Israël et les Juifs, et par là même, l’antisémitisme.
1. Défini par le droit international comme un régime qui vise à imposer la domination d’un groupe racial (au sens social et non biologique du terme) sur un autre de manière systématique au moyen de lois, de pratiques et de politiques discriminatoires.
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