Nous guettons à chaque pas comme à une frontière et notre désir est notre nouveau monde — Henri Meschonnic[1]
Quel boulot incroyable ! Dans ce double livre, Youri Lou Vertongen parvient à lier de manière claire et accessible une analyse critique avec une mise en perspective historique, via ce parcours de quarante ans de mobilisation en faveur de la régularisation des sans-papiers en Belgique (1974- 2014), qui constitue le premier volume de Papiers pour tous, issu de sa thèse de doctorat en science-politique et sociales, publié aux Editions Academia.
En suivant, pas à pas, le long combat des personnes sans-papiers de Belgique pour se manifester dans l’espace public, – c’est-à- dire pour exister pleinement, politiquement-, l’auteur met en lumière les innombrables obstacles auxquels elles font face comme les manières qu’elles trouvent, d’une mobilisation à l’autre, d’un contexte à un autre, pour tâcher de les surmonter. Ainsi qu’il l’écrit avec Xavier Briké dans l’article Papiers pour tous qui ouvre le numéro 8 de la revue Akène, intitulé Migrations et mobilisations :
“Le caractère illégal de la situation des sans-papiers, qui implique la crainte d’arrestations, d’incarcérations et d’expulsions (…), grève à n’en pas douter leur capacité à se mobiliser puisqu’il rend leur manifestation publique plus risquée que celle de tout autre groupe social. Dans ce climat d’insécurité permanente, la peur de sortir au grand jour et le pessimisme quant aux chances de succès d’une mobilisation rendent difficiles les conditions d’une mobilisation collective d’acteurs sans-papiers. De plus, l’incertitude de pouvoir rester sur le territoire ou d’accueillir ses proches au terme de moultes démarches, l’incapacité d’accumuler des moyens financiers durant cette période, les difficultés liées à l’obtention de documents dans le pays d’origine – des frais à honorer – ont souvent rendu les procédures alambiquées et interminables.”[2]
Comment, de la précarité de leurs conditions de vie et la vulnérabilité dans laquelle elles sont confinées, ces personnes parviennent à se débrouiller, malgré tout, pour organiser des réseaux d’entraide, de soin, d’occupations et de solidarité, de soutien et de lutte pour se rendre visibles aux yeux de la société et faire entendre leurs voix et leurs revendications ?
Par-delà toute idée préconçue de “réussite” ou d’”échec”, le parti pris micropolitique de Youri Lou Vertongen permet d’éclairer et de donner à comprendre le processus de subjectivation lui-même, c’est-à-dire l’affirmation d’être sujet de sa propre histoire, par le devenir singulier et les expériences communes, dans et par l’action, entre les personnes sans-papiers, pour la reconnaissance de leur droit et la régularisation de leur statut au nom de l’égalité et de la justice.
À ce titre, l’aller-retour incessant entre la dimension conceptuelle de son analyse et les extraits d’entretiens qu’il a menés, au cours de ces dix années de recherche, avec les personnes concernées qui se sont lancées – par conviction ou par nécessité – dans la mobilisation, et ont décidé de s’organiser collectivement, offre une saisie par le vécu des problématiques structurelles concernant la place réservée aux personnes sans- papiers dans la société belge, que ces mouvements cristallisent.
Tout en mettant au centre de l’analyse la notion de cadrage – c’est-à-dire les récits justificatifs composés de différentes grammaires, vocabulaires et valeurs – au nom desquelles les personnes sans-papiers et leurs soutiens en viennent à la lutte et les multiples registres d’actions qu’ils impliquent, l’auteur revient toujours aux fondamentaux, c’est-à-dire aux chemins de vie des personnes et à leur exigence de dignité humaine. C’est bien la question du sens des pratiques qui est en jeu et qu’il importe de comprendre, tel qu’il se construit, s’agence, s’énonce et circule au sein des espaces dont se dotent les personnes sans-papiers dans leur conquête d’autonomie, et qui est scruté en détail dans le contexte des législatures Michel I et Michel II, en prenant le cas de la Coordination des sans-papiers de Belgique (2014-2020), objet du deuxième volume de l’ouvrage.
Ce travail de mémoire dévoile la diversité des figures que le mot “migrant” peut incarner, non sans ambiguïté, pour les différents collectifs, associations, syndicats et partis politiques qui soutiennent sa cause et cherchent à s’allier au mouvement. Le regard politologique se dédouble ainsi dans ce qu’on pourrait appeler une réflexion clinique autour de “la relation entre avec et sans-papiers » questionnant les rapports qu’ils établissent, de manière parfois dissonante, voire conflictuelle, sur les enjeux d’accès aux ressources matérielles et symboliques mises à disposition selon des logiques où les rapports de pouvoir et de domination ne sont pas absents. La notion d’autonomie permet de situer les écarts ou les distorsions entre l’idéal et la pratique, confrontant la réalité de liens de dépendance à un horizon d’émancipation désiré.
Comme il l’écrit dans la conclusion du chapitre 5 :
“Sans-papiers et soutiens évoluent dans un environnement interrelationnel qui oscille en permanence entre conflit et complémentarité et qui doit être pensé comme un rapport dialectique dont l’enjeu de l’autonomie des sans-papiers est le point nodal. Si le partenariat entre ces deux types d’acteurs paraît fluide d’un point de vue macro ou lors d’une confrontation à un adversaire commun (police, représentant de l’Etat, partis politiques, etc.), il apparaît plus contrarié du point de vue des agencements micro-politiques. D’un côté, les acteurs sans- papiers s’appuient sur les ressources et la richesse matérielle de leurs alliés. De l’autre, ils restent attentifs à ne pas être dépassés, voire substitués, par leurs soutiens. Les sans-papiers de la Coordination apparaissent dès lors tout autant aux prises avec une lutte contre les autorités étatiques en faveur de leur régularisation, qu’avec une lutte contre leurs soutiens et en faveur de leur autonomie. Cette lutte dans la lutte donne lieu à une spirale descendantes pouvant expliquer pourquoi, au sein de l’espace du mouvement social en faveur de la régularisation des sans-papiers en Belgique entre 2014 et 2020, les interactions entre ces deux types d’acteurs sont régulièrement traversées par des formes de conflictualités.” (p.259-260)
C’est ainsi que les revendications des personnes sans-papiers nous renvoient, en tant que personnes avec-papiers, face à nous- mêmes, et au rapport à l’autre, à la personne en exil, dans les regards que nous pouvons porter sur elle de part et d’autre de cette frontière, -le plus souvent invisible mais si concrète dans la violence arbitraire, et souvent imprégnée de racisme, de ses effets d’assujettissement, – qu’est un document d’identité. Et combien la citoyenneté repose encore et toujours sur la nationalité dans les limites de l’Etat moderne, avec son cadre juridique et normatif, indépendamment des réalités mouvantes et complexes qui sont celles de la mondialisation avec la reconfiguration des histoires et des appartenances des groupes humains qui la caractérisent. Cette pensée de ce qui sépare ou relie, écarte ou rassemble, divise ou articule, nous oblige à notre tour à nous remettre en question dans nos paroles et nos actions, nos valeurs et nos pratiques, nos intentions et nos conduites pour actualiser le “droit à avoir des droits”, tel que le concevait Hannah Arendt. En somme, nous appelle à nous sentir concernés, à nous responsabiliser et à prendre position.
Cette thèse, d’une lecture passionnante et fluide, nous invite à imaginer une réponse à la hauteur de l’époque si nous voulons pouvoir résister à la déshumanisation des politiques migratoires, au refus toujours plus grandissant d’honorer le droit à l’asile, à la liberté de circulation et au séjour, et construire un monde habitable, ici et maintenant, pour toutes et tous quelle que soit notre origine, notre couleur de peau, ou notre croyance. Nous habitons une terre commune, nous n’en avons qu’une, et c’est bien là ce qu’il s’agit de défendre pour les générations à venir. Papiers pour tous représente un acte de transmission et un passage de témoin d’une valeur inestimable, une forme d’insurrection contre la perte de mémoire pour agir aujourd’hui en souvenir de demain.
Elias Preszow
Crédits photos : Pedro Rupio, lors de la rencontre du 26 avril dernier
[1]Henri Meschonnic, Légendaire chaque jour, Gallimard, 1979, p.38
[2]Youri Lou Vertongen et Xavier Briké, « Papiers pour tous », Revue Akène – l’interface aux croisements des pratiques sociales, numéro 8 – avril 2024, p.10.