[Vie de l’UPJB] 1er mai, le retour

Par Alain Lapiower

 

L’appel à ce 1er mai « de lutte » , que j’avais pourtant accepté de co-signer n’était, je l’avoue, guère engageant.  Tissé de ces formules qui disent un peu tout et rien, tellement usées qu’on se demande si elles sont jamais lues. Mais bon, pour moi le 1er mai est surtout une sorte de devoir de mémoire en souvenir des luttes de nos parents et des conquêtes arrachées par des générations de militants ouvriers. Il est vrai aussi que depuis que j’y assiste, c’est le plus souvent le vâgue à l’âme qui m’y submerge. Des discours et beaucoup de langue de bois, ou une atmosphère de foire qui secrète une mélancolie envahissante par rapport au souvenir de la combativité de ces luttes passées que la fête évoque. Ce début de matinée sur la place de Brouckère ne semble pas déroger à la tradition du genre. Bien que convoqué par plusieurs dizaines d’organisations militantes (et non des moindres !), fort peu de monde s’est déplacé, nous sommes peut-être 200, un peu perdus devant une sonorisation très insuffisante, empêchant la majorité de percevoir les propos. Les prises de parole se succèdent, sans beaucoup de conviction ni d’allant, autrement dit, même si c’est juste, ça ronronne. Donc ça tourne à la papote entre amis. Surtout que depuis les mesures sanitaires, ces retrouvailles valent leur pesant d’or. Notre UPJB est présente puisque nous sommes une douzaine à deviser gentiment, notamment attendris par le joli bébé de Youri. Un moment, un groupe de sans-papiers semble perdre patience et s’éloigne discrètement, se dirigeant vers la Bourse ; ils cherchent « autre chose », mais ils reviennent, talonnés par un cordon de police calme mais déterminé à ne pas laisser le moindre débordement. Nous avons perdu une partie de l’auditoire et l’attention descend encore d’un cran. Le seul moment d’éveil, fut la prise de parole des délégués de l’occupation du Théâtre de la Monnaie. Ce sont des comédiens, des passionnés qui savent s’adresser à un public et leur voix porte distinctement. Ils nous insufflent un peu d’énergie et nous donnent rendez-vous pour l’après-midi, avec les mots qu’il faut, leurs yeux malicieux pétillent, leur présence est lumineuse et donne l’envie d’en être.

Avec le sentiment du devoir accompli, nous nous éloignons et nous rendons, Claudine et moi, sur la Place du Jeu de Balle, où doit se tenir un rassemblement qui lui se dit « révolutionnaire ». Je ne suis plus trop perméable à cette appellation que j’ai trop chérie dans une autre vie, mais je me dis que ce sera probablement plus dynamique. C’était le cas. La foule est plus nombreuse, plus jeune et plus nerveuse. Si le rouge y est aussi à l’honneur, c’est le noir qui domine. Les groupes présents sont radicaux, féministes, queers, « zadistes », alter… et comme il le proclament, « révolutionnaires », anarchistes ou néo-communistes, car oui, la faucille et le marteau se redressent parmi la jeunesse. C’est électrique, débridé, bricolé et la bière circule. Un trio chante « La semaine sanglante », installé à même le pavé devant une petite amplification de fortune, ce n’est pas très pro mais c’est sympa et le public reprend en chœur, la Commune de Paris fait encore vibrer. Cela nous fait du bien d’entendre un chant de combat entonné par la nouvelle génération. Puis survient « notre » Achille, moniteur du mouvement de jeunesse de l’UPJB, qui s’installe avec son pote pour un moment de rap. Derrière lui, se dresse un contingent de « fans », ce sont 50 gamins du mouvement qui appuient leur « mono » avec fougue. Un peu timide à cette heure quasi matinale, on voit qu’il n’a pas encore rodé la scène mais le cœur y est. La sono cafouille un peu, se règle puis le jeune MC se lance. C’est du rap de maintenant, de la « trap ». Son flow prend un temps à s’installer puis décolle en douceur, il exhorte l’assistance à se lever pour le soutenir. Les lyrics portent les thèmes radicaux de sa génération, sur un versant politique plutôt rare dans le rap. Un côté gilet jaune, du désappointement dans l’air du temps, de la mélancolie adolescente, des appels à foutre le bordel… Ses gestes sont fluides, il y a quelque chose de soft dans sa révolte, mais ses propos ne le sont point, que du contraire, d’ailleurs il hausse le ton. Une centaine de personnes sont massées autour de lui, semblent le connaître, adhèrent, marquent le rythme et agitent les bras, ça fonctionne et même bien, c’est dans le ton de l’événement. Arrive le refrain… De voir tous ces petits du mouvement de jeunes crier « Nique ta machine vive l’anarchie », je me marre me disant que décidément, la pédagogie a fameusement évolué en quelques années. Pas loin de nous se trouve Catherine, la maman. Elle « kiffe ». Son visage rougi de plaisir est barré d’un énorme sourire sous ses yeux humides.

On se balade encore sur la place, entre les stands. Tous ne revendiquent pas la même révolution mais tous la veulent, le slogan est partout. Une nouvelle génération serait-elle sur le point d’y venir ? Je ne me lasserai sans doute jamais de me poser cette question.

On apprécie un groupe de danseuses kurdes drapeau en tête qui célèbrent la lutte de leur peuple pour l’indépendance au son d’une musique orientale irrésistible… Je m’émerveille devant un jongleur tellement grand que je n’arrive pas à y croire. Quelques enfants assis sur le sol se tordent le cou pour arriver à le voir en entier, tandis que lui prend manifestement son plaisir à faire voltiger ses balles rouges puis un chapeau magique devant tous ces petits yeux ébahis. Le rêve libertaire est aussi familial. Je n’y crois pas vraiment, mais ça nous a reboostés.

La faim nous tenaille, les restos et les bistrots sont clos, mais on peut pratiquer le « take away » imposé. Un snack libanais a notre préférence, surtout qu’il dispose d’une toilette accessible. Par parenthèse, le Covid a encore décuplé le drame du manque de toilettes dans l’espace public, (encore plus dramatique pour les femmes) mais comment font les gens ? je me demande toujours. Armés d’une pita libanaise, nous décidons de nous rendre au rendez-vous de la place de la Monnaie. Comme le skate park des Ursulines est sur le chemin, on s’y pose, émerveillé par les virevoltes et les cascades. Ca n’aide pas à digérer, ça non, mais j’ai toujours aimé ce lieu off suspendu bizarrement entre le chemin de fer, le Moyen Âge et la bruxellisation.

Débouchant sur la place de la Monnaie, je suis impressionné par le nombre de personnes massées devant le podium pour soutenir la culture en lutte. Au fil de l’après-midi, la place se remplira encore et fera le plein. L’événement mené par un noyau de jeunes artistes engagés et surtout une femme dont l’abattage et la présence solaire emballent toute réticence.

© Caroline Lessire

Ces mêmes « art-tivistes » particulièrement persuasifs étaient intervenus dans les différents rassemblements du jour afin de les faire converger ici. Redécouverte d’une forme presque poétique d’agit-prop’ particulièrement efficiente. Nous sommes ici et maintenant sous le soleil, au cœur non seulement de la ville, mais aussi de la question du jour « still standing for culture », en cet endroit d’où serait partie la Révolution belge de 1830, les organisateurs ne se privent d’ailleurs pas de le rappeler. Tous les âges et tous les styles d’engagements sont représentés, mais la jeunesse domine et ça me semble dans l’ordre des choses, c’est en tout cas réconfortant. Le grand moment de cet après-midi sera incontestablement la venue de « H.K. ». Je le connaissais depuis le temps du « Ministère des Affaires Populaires » de Roubaix, c’est lui qui nous a gratifié il y a quelques années de cet hymne à la révolte et à la joie « On lâche rien ! ». Pour la petite histoire, nous apprenons qu’à la demande des organisateurs, il a été convenu de ne pas entonner ce brûlot aujourd’hui. Vu le contexte (c’est au même moment que démarrent les sévères échauffourées au Bois de la Cambre…) on préfère ne pas risquer l’évacuation par la Police. En revanche nous aurons droit grâce à lui à un magnifique moment de communion chaleureuse avec son morceau inspiré par l’autoritarisme et l’inégalité des mesures sanitaires. 

Nous on veut continuer à danser encore                                                                                                          

Voir nos pensées enlacer nos corps

Passer nos vies sur une grille d’accords

Nous sommes des oiseaux de passage

Jamais dociles ni vraiment sages

Non non non non…

Tandis qu’une joyeuse multitude de musiciens ondule sur et autour de la scène, la foule chante à plein poumons ce refrain, ça nous fait un bien fou de nous retrouver portés par cette marée joyeuse et pétillante. Une première pour moi, deux artistes traduisent simultanément les textes en langue de signes et leurs gestes en rythme répondent comme une chorégraphie à cettecélébration. On nous annonce que deux femmes ont — sur le tas — traduit ces vers en néerlandais, et c’est reparti cette fois alternativement dans les 2 langues et le public de chanter de plus belle, H.K. s’amuse beaucoup de la situation. C’est le moment où je me suis dit, comme les Snuls, « la Belgique est un plaisir et doit le rester ! ». Un saltimbanque circule dans la foule distribuant des petites fusées en papier, transformant l’espace en vaste volière de papillons noirs et c’est jubilatoire. Comme le fut aussi cette surprenante irruption d’une escouade de Femen aux seins nus sur le podium.

© Caroline Lessire

Ne croyez cependant pas que les occupants de « Bezet la Monnaie Occupée » se contenteraient d’une innocente après-midi de divertissement. Au milieu de la place avait été dressée une immense poubelle, haute de 6 mètres, fabriquée en bois pour la circonstance. Nous avons été invités à nous regrouper autour puis à la soulever pour la conduire en cortège et la déposer devant le siège du Gouvernement. On changeait de registre, l’excitation est montée d’un cran. Une bonne partie du public a suivi, emprunté la rue d’Aremberg pour monter vers les bâtiments officiels. Tous un peu perplexes mais magnétisés, nous demandant quand et où nous arrêteraient les forces de l’ordre. D’ordinaire, personne n’est autorisé à pénétrer dans ce qu’on appelle la zone neutre. Ceux qui nous menaient, semblaient  confiants et pas du tout inquiets. Il est vrai qu’aucune agressivité n’émanait de cette manifestation improvisée, plutôt une joviale détermination. Arrivant alors devant le Parlement, dans une rue de la Loi totalement déserte et tranquille, notre pasionaria du jour nous a invité à nous poser, et à poser notre grand poubelle au milieu de la chaussée. « On se concerte pour savoir quoi faire » a-t-elle annoncé dans son mégaphone ». Petit moment de flottement, tandis que soudain se déploie un cordon de police en casques et boucliers, mais ils ne manifestaient aucune malveillance, se contentant de protéger l’enceinte de l’Institution ; ils nous indiquaient sans doute qu’il était hors de question de tenter le coup du Capitole à Washington. Toutefois une nervosité certaine a gagné nos troupes dont toute une partie s’est réfugiée derrière les grilles du Parc Royal. Il y eut un moment d’hésitation, moi je trouvais tout ça plutôt cocasse et surtout original jusqu’à présent, joignant l’audace à la responsabilité. C’était en tout cas une occurrence historique car à ma connaissance aucune manif’ n’a jamais eu ce privilège d’accéder à un tel face à face. Etait-ce le fait d’avoir été mené par des joyeux artistes, d’être restés « dignes » et pacifiques ? J’ai plutôt l’impression que cette tolérance bénéficiait de ce qui se déroulait simultanément au Bois de la Cambre et qui allait enflammer la presse, d’ailleurs au détriment de s’intéresser à notre contestation symbolique. C’est toujours cette même question quant au type de com’ pour attirer l’attention des journalistes…

Il fut décidé de nous replier vers nos arrières, tout en abandonnant la fameuse poubelle au milieu de la rue la Loi. Entre temps l’objet du délit a été recouvert d’inscriptions à la bombe, dont un très évocateur « Monde de merde » qui donne a penser.  J’ai appris par après que la Police avait notifié aux organisateurs de venir gentiment rechercher leur « décor » comme prix de leur impunité.

Redescendant donc vers le centre nous passons devant le cinéma Nova. Où nous découvrons consternés que cette même Police a évacué la salle et en interdit l’accès, alors que la plupart des événements dans les lieux culturels avaient été tolérés. Pourquoi ce cinéma alternatif a-t-il attiré les foudres des autorités alors que plusieurs grands ou moyens théâtres restaient libres ? Était-ce pour intimider son leader Gwenaël Brees le contestataire infatigable ? Où pour provoquer la foule rassemblée sur la place de la Monnaie situées deux pas de là ? Les organisateurs du rassemblement ont d’ailleurs fort à faire pour tenter d’empêcher les manifestants en colère de se diriger en masse vers ce nouveau lieu d’affront à la liberté de culture. Devant le Nova joue un saxophoniste baryton. Sa musique est grave dans tous les sens du mot, car le baryton en impose. Le voilà qu’il se met à jouer la Brabançonne et tout le monde se marre, sauf les flics évidemment. Car eux sont censés se mettre au garde à vous. Est-ce pour cette raison que certains d’entre eux quittent les lieux ? On entonne le refrain en chœur par provocation, « Le Roi, la loi, la Liberté… » et d’aucuns d’ appuyer avec force, LA LIIBEERTEE ! Finalement le roi et la loi de ce territoire, Monsieur le Bourgmestre Close, a préféré jeter l’éponge, d’autant que lui aussi est déjà suffisamment empêtré au Bois de la Cambre.

Au final, cette journée des luttes nous aura agréablement pris par surprise. C’était tout simplement la vie qui revenait en force, nous réchauffer l’âme, nous rendre confiance dans le devenir des consciences. Allez camarades, on y retourne…