L’an 2015

Les bacs de béton jalonnent la voirie comme autant de cendriers géants. Il n’y a personne, strictement personne sur le nouvel espace piéton du centre de Bruxelles ce jour-là. Strictement personne ? Non, pas vraiment. Il y a des soldats armés qui vont par deux sur l’asphalte gras. Il y a des camions bâchés hauts sur pattes. Il y a aussi des espèces de grosses voitures blindées, des monstres. Il y a des équipes de télévision armées de caméra, qui vont aussi deux par deux, un pour le son, un pour l’image. En mal de clients, elles guettent le chaland pour se mettre quelque chose sous la dent pour le 20 heures. Personne, quasi personne. Il fait gris suie, crachin gluant. Si vous retrouvez l’une ou l’autre archive de ce jour-là, quelque part au mois de novembre 2015, vous verrez passer de dos, à la diagonale, un petit sac rouge Décathlon (3,5 €) surmonté d’un crâne tonsuré : c’est moi.


J’y allais pour voir pour sentir pour vous raconter. La désolation, la tristesse de ma ville boycottée par le monde entier, et par ses propres habitants paniqués calfeutrés chez eux. Désormais, Bruxelles fait peur. « Bruxelles ma belle  », tout à coup redoutée crainte vilipendée. La multiculturalité tant célébrée les jours où ça va bien – « Bruxelles ville-monde, Bruxelles gay friendly, Bruxelles ville ouverte » – un label, un attrape euros – devenait un paratonnerre pour tous les malheurs de la terre. Quelques gamins méchamment mal lunés n’allaient quand même pas empêcher de retrouver, autour de La Bourse, Jef et ses escargots, Tony et ses sandwichs, Les Brasseurs et la pintje.
Hé oui, en quelques tours de kalach et de dizaines de morts, nous sommes passés d’un monde à un autre. Vous vous souvenez (ah les chansons, l’art de pincer les cordes de la mémoire) :

C’est une maison bleue
Adossée à la colline
On y vient à pied
On ne frappe pas
Ceux qui vivent là ont jeté la clé
On se retrouve ensemble…
Vous l’entendez Maxime Leforestier la chanter dans les années 70. Ok c’était à San Francisco, mais c’était à Bruxelles aussi, le soleil et l’océan en moins. En trois couplets deux refrains, vous voilà passé de mode. C’est à rire si ce n’était pleurerà. Mais c’est ainsi désormais. La fin d’une certaine insouciance nous tombe dessus à l’âge de la retraite. Chaque jour de l’année devient la commémoration des morts de l’année précédente, parmi lesquelles « la journée de la kippa » ! Et nos enfants qui se demandent avec étonnement ce qui leur tombe dessus. Déjà qu’il n’y avait pas de boulot, maintenant ils n’auront pas la quiétude. Mais ils auront à inventer…
Tous ces jours, tous ces mois, on les a passés une bonne partie du temps à courir après le temps, après les images, à passer d’une chaîne à l’autre, d’un journal à l’autre, d’un site à l’autre, d’un blog à l’autre ; il a même fallu désynchroniser le temps pour ne pas ajouter des armes aux armes des tueurs qui suivaient en direct le déroulement des opérations menées contre eux.
Du bruit, beaucoup de bruit, jusqu’au tournis, un monde d’acouphènes jusqu’à n’en pouvoir plus. Vous vous surprenez à faire un pas de côté, vous regardez de biais et vous tombez sur ces mots en couverture :
Hannah Arendt, Heureux celui qui n’a pas de patrie, Poèmes de pensée *
Ingeborg Bachmann, Toute personne qui tombe a des ailes (Poèmes 1942-1967) **
Alejandra Pizarnik, Les aventures perdues ***
Vous tombez sur ces livres de peu de mots à la phrase verticale au phrasé découpé. Et vous ouvrez comme on ouvre une porte qui donne on ne sait où, mais ailleurs et autrement. Vous prenez le livre par la fin, vous remontez les pages, vous fermez et reprenez. Vous lisez pour vous seul à haute voix, quand bien même vous n’êtes pas dans la langue d’origine. Vous cherchez la scansion, une juste prosodie. Et sans vous en rendre compte, vous avez changé de monde. Ce sont des mots de peu, une intimité portée au dehors, un flux ténu qui vous fait changer d’orbite. Vous voilà dépris d’une vitesse aliénante et ressaisi. D’autres mots de 2015, tous publiés cette année-là… presqu’une promesse.

* Éd. Payot, 2015
** Éd PoÈsie/Gallimard, 2015
*** Éd. Ypsilon, 2015