« Babi Yar. Contexte » de S. Loznitsa, contribution fondamentale à la mémoire des Juifs d’Ukraine.

Le dimanche 3 mars à 16h, l’UPJB projette le film de Sergei Loznitsa « Babi Yar . Contexte ». C’est un documentaire qui s’appuie de 10 ans de recherche dans les archives cinématographiques et qui permet de reconstituer la dynamique des événements qui ont produit le massacre le plus important de Juifs en Ukraine dans leur propre ville, Kiev . 33.771 personnes ont été assassinées à Babi Yar en deux jours : les 29 et 30 septembre 1941. A partir de 1948, la campagne antisémite du pouvoir stalinien a interdit toute commémoration de ce massacre.

Nous reproduisons l’article de Jacques Mandelbaum  «  publié par dans « Le Monde » du 14 septembre 2022.

« Babi Yar. Contexte » : dans la mémoire sombre de l’Ukraine

Puisant dans des archives, le film de Sergei Loznitsa, qui retrace le massacre des juifs en 1941, est une leçon d’histoire exceptionnelle.

L’AVIS DU « MONDE » – CHEF-D’ŒUVRE

Babi Yar, de sinistre mémoire. A compter de l’occupation nazie, ce lieu devient le symbole de l’extermination des juifs en Ukraine, durant ce que les historiens auront nommé la « Shoah par balles ». C’est le visage que prend le génocide des juifs à l’Est. Les nazis fusillent méthodiquement, les corps s’amassent par piles dans les fosses, qui sont ensuite recouvertes de terre ou de chaux. Un million et demi de juifs succombent à cette tuerie de masse exercée sur environ cinq cent sites répertoriés. Les 29 et 30 septembre 1941, exécutés par petits groupes, 33 771 d’entre eux, hommes, femmes, vieillards et enfants, laisseront leur vie dans le ravin de Babi Yar, au nord-ouest de Kiev.

L’einsatzgruppe C, unité mobile d’extermination, y officie, assisté de la Waffen SS, ainsi que de deux bataillons d’auxiliaires ukrainiens zélés. A l’été 1943, lors de la contre-offensive de l’Armée rouge, les cadavres sont exhumés et brûlés. A la libération, si l’on peut employer ce terme pour une Ukraine qui retombe dans le giron stalinien, les Soviétiques occultent la nature antisémite du massacre, désormais perpétré contre des « citoyens soviétiques pacifiques », puis comblent le ravin. Quant à la mémoire proprement ukrainienne de l’événement, elle n’est pas moins lacunaire. Des trois projets de mémorial conçus depuis 2000, aucun n’a vu le jour.

Réflexion sur les images

Ce chapitre, de bout en bout sordide, qui illustre parmi d’autres le stade terminal de l’antisémitisme européen, constitue le cœur brûlant du nouveau film du réalisateur ukrainien Sergei Loznitsa. Comme son titre l’indique, Babi Yar. Contexte est pris en même temps dans une trame plus générale, qui évoque la situation de l’Ukraine durant la seconde guerre mondiale. C’est un film de montage dépourvu de commentaire et d’entretiens, illustrant par de brefs cartons la chrono-géographie des événements, travaillant enfin discrètement la bande-son pour atténuer l’effet de distanciation propre à l’archive et rendre le film plus présent à notre conscience.

Ce mode d’intervention, sa construction dramaturgique, le choix et la succession des images qui le composent, en font, disons-le d’emblée, une œuvre exceptionnelle. Parce qu’il nous restitue dans sa profondeur et sa complexité l’histoire contemporaine de l’Ukraine, rappel précieux eu égard à l’actualité tragique de ce pays. Parce qu’il nous propose une passionnante réflexion sur les images, alors même qu’employant des archives de propagande nazie comme soviétique, le réalisateur parvient, précisément par son art du montage, à en désactiver l’idéologie au profit d’un récit qui nous en permette l’intelligence.

Il utilise également de nombreux documents amateurs, tournés par les soldats, dont beaucoup sont inédits et témoignent de la vie sous l’occupation. Images stupéfiantes des immeubles piégés par le NKVD (le Commissariat du peuple aux affaires intérieures faisant office de police politique) à Kiev, avant son retrait, dont l’explosion fera de nombreuses victimes parmi les militaires et les civils. Images obscènes, à Lviv, de juifs dégradés, dénudés, matraqués en pleine rue par des foules haineuses. Ou bouleversantes, à Loubny, d’un groupe d’hommes et de femmes attendant leur exécution. Tandis que les nationalistes ukrainiens défilent en costume folklorique en agitant des fanions à croi gammée, tous les juifs sont devenus des morts imminents.

Découpage temporel

C’est le découpage temporel qui contribue le plus fortement à l’intérêt de ce film. Ouvert en juin 1941, sur l’invasion allemande, le film se clôt en décembre 1952, sur le comblement du ravin de Babi Yar par les Soviétiques, qui recourent pour ce faire à une déchetterie voisine. L’arc narratif évoque clairement le crime, et l’indifférence qui commande à son oubli. Mais, à l’intérieur même de ce récit, d’autres lignes se dessinent. Celle, par exemple, à deux années d’écart, des entrées de la Wehrmacht, puis de l’Armée rouge sur le territoire ukrainien. Tout devrait les opposer, tout, formellement, les réunit. Même marche triomphale des troupes conquérantes, même accueil enthousiaste de la population, mêmes cohortes de prisonniers défaits, mêmes pendus ostentatoirement abandonnés pour l’exemple, mêmes cadavres de vaincus gisant dans la boue et attaqués par les mouches. Pareillement pour Babi Yar : les nazis commettent le crime, puis en effacent les traces, les Soviétiques en travestissent la nature.

Cet effet délibéré de symétrie est lourd de sens. Il ouvre à une compréhension historique de l’Ukraine comme territoire tour à tour assujetti aux puissances impérialistes qui l’environnent, depuis la Russie des tsars et l’Empire austro-hongrois jusqu’au IIIe Reich et à l’Union soviétique. Sergei Loznitsa ne se contente pas, toutefois, de cette structure binaire qui stigmatise la victimisation d’une nation ukrainienne écartelée entre Hitler et Staline. Il montre aussi la face sombre d’un nationalisme ukrainien qui se vendit corps et âme au nazisme, pour mieux se venger de la férule soviétique, et qui, à ce titre, participa pleinement au massacre des juifs d’Ukraine, dans une indifférence à peu près générale.

C’est donc une leçon historique d’une saisissante noirceur que distille le film, en suggérant que la vindicte d’une nation inféodée et massacrée par des régimes totalitaires se retourne, au cœur même de l’enfer, contre un peuple plus démuni encore. Mais c’est aussi, dans le même temps, une leçon de courage et une invitation à saisir l’histoire dans sa complexité et dans ses nuances. La rareté même des images de Babi Yar dans le film (quelques photographies, prises après-coup), comparée à sa richesse iconographique, témoignerait enfin, à elle seule, de la pensée qui y est à l’œuvre : la disparition du peuple juif d’Ukraine hurle silencieusement sur cette terre depuis trop longtemps, il serait temps, alors que le pays lutte aujourd’hui pour sa survie, de regarder ces morts en face.