[Lire] Imaginer avec Édouard Louis. Recommencer ? À vous de jouer.

La chronique de Noé Gross, philosophe.

À propos de Édouard Louis, Changer : méthode, Paris, Seuil, 2021, 20€.

 

C’est un jeune homme qui écrit sur son passé comme au soir de sa vie, comme un revenant parmi les temps qui ne cessent de revenir ; le passé ne passe pas. Mais une confiance enfantine le guide et c’est ainsi que l’écriture commencerait : à minuit un enfant conte ses récits dans le noir et esquisse un espace habitable au sein des forces menaçantes. En répétant les éléments du passé, ils pourront devenir de familiers compagnons. En répétant le passé lui-même, il pourra éventuellement passer. Son nom est Édouard Louis et il répète tout le temps “J’avais”. J’avais connu la violence, j’avais fui, j’avais étudié, j’avais connu la bourgeoisie, j’avais changé de nom ; j’avais tenté, j’avais vécu, j’avais possédé ; j’avais rêvé de tout recommencer.

C’est donc de ça qu’il s’agit ? Revenir sur les commencements, « remonter dans le temps » ? Mais c’est une obsession littéraire têtue que celle des commencements, on aurait presque envie de dire, une malédiction. Oui, une malédiction, comme le passé, ce trésor de souffrances dans lequel tenter de pêcher quelques perles à sauver. De cette obsession de la fouille il est possible de contourner le sort maudit en l’animant d’une impérieuse nécessité, car c’est bien quand la nécessité la guide que cette hantise devient intéressante, dans le désir impérieux de recommencement, et non pas dans l’explication de l’origine. Voilà qui aurait de quoi nous faire passer par une porte qui nous conduirait dans les coulisses de l’écriture. On y retrouverait donc notre jeune auteur porté par l’enfant en lui qu’il n’a pas oublié ; le soir il fouille sa mémoire et notre histoire pourrait alors commencer : il fouille dans sa mémoire, mais comme cette mémoire est brûlante, c’est son passé qu’il embrase.

C’est une histoire de bifurcations. Quelque chose a basculé depuis ce temps passé qui s’impose et qui impose surtout d’en faire autre chose. Enfant, Édouard Louis était exposé à l’insulte qui le suivait partout. Malédiction, mais chance étrange également de non-reproduction : l’insulte rejette et pousse les exclus à devoir eux-mêmes s’inventer leur propre place, un peu comme dans la dialectique de Hegel, où l’esclave est celui qui est condamné au travail, dépossédé, mais qui, dans son rapport au monde de la domination, dans son rapport à l’outil et à l’activité, accède à l’objet dans son côté actif et pourra éventuellement retourner l’aliénation pour se construire son autonomie. Les perdants deviennent parfois les gagnants. Et l’on pourrait concevoir à ce titre, a posteriori et d’un point de vue systémique, l’insulte comme une « chance » de pouvoir se détacher de son monde puisque les insulteurs vous en excluent, laissant la possibilité d’une trajectoire inédite de non-reproduction. C’est donc l’histoire d’un jeune garçon privé de monde pour son existence, de lieu pour vivre, rejoignant ces trajectoires de vie obligées à l’exil, malgré elles, malgré tout.

Malgré tout, vivre. Mais d’abord vivre contre, leur montrer qu’ils ont eu torts : c’est une histoire de vengeance. Une histoire dans laquelle le théâtre, comme souvent, permet de jouer d’autres rôles, de comprendre la société comme un ensemble de rôles et d’acteurs qui croient fermement à leur rôle, mais aussi de s’imaginer d’autres vies. Comme toujours, le théâtre est un refuge et entretient un rapport immédiat avec celles et ceux qui doivent depuis leur enfance jouer un rôle afin de pouvoir être accepté. Mais comment trouver la bonne distance ? Le bon personnage ? Comment parvenir à recommencer une nouvelle vie, loin de l’enfance perdue et du « pays » natal ? C’est l’affaire de deux choses, au moins, semblerait-il. D’une part, l’arrivée dans un lieu qui puisse permettre de se réinventer. D’autre part, un certain goût pour l’imitation, jeu (et lois) que la sociologie de Gabriel Tarde a pu mettre au fondement du social. Chez Édouard Louis, l’imitation agit comme mécanisme et ressource de transformation de soi : en s’appropriant la vie de quelqu’un d’autre, ce jeune garçon pourrait se défaire du passé. Son obsession pour la métamorphose se liera alors bientôt d’un travail minutieux d’imitation de figures admirées, imitation au cœur de tout devenir autre, de tout recommencement.

Changer ? On croyait éradiquer le passé et le voilà qui revient au galop, contaminé par les hantises du présent. Comme celle-ci justement : la volonté de changer, d’éradiquer le passé ; mais pourtant il revient toujours. Ce qu’il faudrait tenter, c’est une histoire archéologique du désir. Ce jeune garçon, on pourrait dire de toute sa pensée qu’elle cherche à fuir par tous les moyens nécessaire : mentir, jouer, faire semblant, réussir. Parmi ses hantises les plus fortes, il y a celle d’une conquête du monde, d’une lutte pour la reconnaissance. Les autres verront à quel point je me suis démarqué, à quel point je les ai dépassé. Au-dessus du frontispice du livre si il y en avait un, on pourrait faire rimer changer et venger pour ensuite entrer par la porte conduisant dans les coulisses de l’écriture. Là on y voit ce jeune garçon courir après le temps, en retard, toujours en retard sur les ambitions dévorantes de devenir quelqu’un, d’exister enfin, un jour.

Méthode ? Énigme. Méthode à suivre ? Suivre quelque chose certainement, son désir peut-être, en tout cas il ne serait pas sérieux de ne pas jouer avec cette histoire, c’est la part enfantine de la chose, il n’y a rien de plus sérieux qu’un enfant qui joue. On peut alors se poser des questions sérieuses, entre nous. Comme celle-ci : comment présenter comme méthode la trajectoire d’une personne qui a bénéficié, dans sa situation de grande précarité, d’une multitude de rencontres, de privilèges et de cadeaux dont d’autres ne bénéficieront pas ? Car nous sommes conscients, avec Édouard Louis, que les modèles de réussite d’écrivain reconnu ne peuvent accueillir la diversité des trajectoires de vie, qu’il n’y aura pas assez de place dans le monde des artistes considérés pour tant d’autres qui devront vivre sans cette lumière de revanche. Et à les déplier comme un jeu sérieux beaucoup d’autres questions se posent : pourquoi ces histoires procurent-elles un tel effet de fascination sur les personnes qui les lisent ? Quelle sorte de magie ou d’envoutement opèrent-elles ? Et peut-être, comment écrire en donnant à son lecteur la possibilité de sortir de l’effet d’intimidation que l’écriture organise ? En fait, me revient une phrase de Walter Benjamin dans son Paris, capitale du XIXème siècle sur l’opposition énigmatique entre la trace et l’aura : « La trace est l’apparition d’une proximité, quelque lointain que puisse être ce qui l’a laissée. L’aura est l’apparition d’un lointain, quelque proche que puisse être ce qui l’évoque. Avec la trace, nous nous emparons de la chose ; avec l’aura, c’est elle qui se rend maîtresse de nous. » Comment chercher la trace et dissiper l’aura, pour que les suivants puissent s’emparer de la chose sans qu’elle se rende maitresse d’eux ? Dans son Livre des passages, Walter Benjamin avait justement intitulé une note « Méthode de travail » dans laquelle l’art du montage (littéraire) rejoint l’art de la citation sans guillemets (sans autorité). Faut-il comprendre que contre l’aura qui nous fait lever les yeux vers ce qui est lointain, la réponse benjaminienne pourrait être celle de traces rapprochées par montage ? Méthode d’inventaire, méthode à inventer certainement pour dissiper le halo qui entoure à la fois les choses vers lesquelles on se penche et l’écriture pour les dire.

On pourrait continuer comme ça en s’interrogeant sur les effets de la position autobiographique en commentant Walter Benjamin ici et là mais on manquerait quelque chose de l’existence. Les enfants changent souvent de jeux en cours de route pour rester sérieux. Changer : méthode, sans doute une manière butée et enfantine d’accueillir la ritournelle des motifs qui nous assaillent. Un de ces motifs à avoir avec la honte, tant il est clair que le livre d’Édouard Louis constitue une nouvelle pierre dans cette littérature de la honte dans laquelle on pourrait retrouver Violette Leduc, Marguerite Duras, Annie Ernaux. Dans cette littérature, la honte est comme un diamant pur de colère, une colère prête à soulever celles et ceux qu’elle traverse. Gilles Deleuze, dans R comme résistance (L’Abécédaire), parle d’un sentiment complexe jamais très bien compris dans les bêtises qu’on risque de lui faire dire : il s’agit de la honte d’être un homme racontée par Primo Levi dans son récit de rescapé des camps de la mort. Cette honte, il ne faut pas la comprendre comme celle qui dirait que nous sommes tous coupables face aux atrocités du nazisme, que nous sommes tous les mêmes, que nous sommes tous compromis. Cette honte, c’est plutôt la manière d’enregistrer comment d’autres hommes ont pu « faire une chose pareil » et comment est-ce que moi (ici Primo Levi), j’ai dû pactiser assez pour survivre, libérant ainsi la honte du survivant face à celles et ceux qui y sont restés. Comment d’autres humains peuvent-ils faire cela, dire cela, se comporter comme cela ? Dans le cas du livre d’Édouard Louis, on ne peut pas mieux voir cette façon d’avoir dû pactiser avec cet « autre monde » pour s’en sortir, cette honte présente partout par rapport au passé : le passé social du narrateur qui vit désormais dans un monde bourgeois, et le passé vécu dans ce monde en dénigrant son propre passé pour l’écrivain d’aujourd’hui. La honte, elle reste en mémoire, on la suit comme une boussole, on apprend à travers elle.

Ce qui est intéressant avec la honte d’être un homme de Primo Levi et puis de Deleuze, c’est qu’on est très loin de la culpabilité avec son caractère extraordinairement autocentré (je suis coupable) ou relativiste (tout le monde est coupable). Car être soit victime soit coupable comme le suggère le thème de la culpabilité, c’est exiger de la part de la victime une innocence totale, l’injonction d’être une victime impeccable. Les victimes ne sont jamais dans cette situation de simple pureté mais elles ont toujours déjà dû répondre des conséquences de ce qui leur arrivaient. Le thème de la honte permet de se libérer de ces schémas binaires aux questions scandaleuses : on est engagé dans quelque chose qui ne nous met pas dans la « bonne position » innocente confortable, mais dans celle qui doit apprendre à raconter, à dire, à oser de nouvelles versions d’histoires, à répondre à sa manière propre, se frayant un chemin pour libérer la vie. Et c’est peut-être cette puissance des valences rebelles ou de colère du « non- » dans la tradition bouddhiste, cette position de « non-innocence », qui permet par l’art « de libérer la vie que l’Homme a emprisonné » comme disait Deleuze. L’artiste libère une vie dans cette prison de honte en écrivant une position libérée de l’alternative infernale entre culpabilité et innocence. Je ne suis pas coupable, mais je ne suis pas innocent, puisque j’écris, puisque j’ai survécu : les grands personnages de roman sont toujours des échappées belles devant le risque d’être emmuré, des manières de s’en sortir là où l’Homme a placé des prisons.

© Illustration : Edouard Louis par les artistes Pierre et Gilles.