Clara Haskil par Serge Kribus

L’impossibilité de traduire la musicalité d’une langue à une autre peut empêcher les personnes qui s’expriment dans des langues différentes d’avoir accès à l’imaginaire de l’autre et par conséquent à la représentation du réel telle que l’autre le perçoit.

Même dans une langue commune, la difficulté de traduire et transmettre ce que nous sentons intimement provoque des malentendus permanents dans les relations professionnelles comme dans la sphère privée. Les mots peuvent porter le souffle de nos pensées, de nos actions. Mais ils sont limités. Cette limite est aussi une source. Elle peut nourrir la poésie la plus lumineuse mais également la bêtise et la haine.

La musique elle, comme la peinture, n’a pas besoin de mots. On peut ne pas y être sensible, ne pas l’aimer, ne pas la comprendre, mais elle n’est jamais confrontée à la limite des mots. La musique traduit nos émotions les plus profondes, les plus sourdes, les plus indéfinissables. La musique est l’expression de nos émotions et de la vie de nos émotions. Les émotions sont la source de nos connaissances. Elles nous parlent et nous informent sur ce qui convient ou ne convient pas à nos corps. Ce n’est pas le langage qui mène aux émotions. Ce sont les émotions qui mènent au langage.

Etrangement, de nombreuses sociétés s’organisent autour de la dissimulation des émotions. La dissimulation peut même devenir une condition de réussite sociale. Certains sont si doués en la matière qu’ils en deviennent sourds à leurs propres sensations. (Et bien sûr, à celles des autres. Pourquoi prendre en compte la sensibilité de l’autre quand nous ignorons la nôtre ?)

Clara Haskil, elle, vivait je crois sous l’impératif d’un autre principe. Elle ne voulait ni ne pouvait dissimuler. Quand bien même l’eût-elle souhaité, elle en était incapable. Elle s’était construite avec le langage de la musique. Langage qu’elle avait découvert dans l’environnement familial et dans lequel elle s’était engagée seule, avec désir et plaisir.

Cette sincérité absolue, cette simplicité dénuée de tout effet artificiel, ce talent inouï, ces moyens extraordinaires sont rares. Rares, mais pas uniques. Ils se perçoivent chez Pablo Casals, Dinu Lipatti, Geza Anda ou plus proche de nous, chez Martha Arguerich ou Hélène Grimaud. Et ils se perçoivent aussi très souvent chez les enfants. Dans leur intuition, la force de leur désir, leur plaisir à inventer, et leur incroyable spontanéité, riche d’étonnement, de découverte, et dénuée de toute posture.

Un jour qu’on demandait à la petite Clara ce que mangeaient les vaches, elle a répondu : « de la patience ». Françoise Dolto a cerné cette intelligence aux capacités inouïes quand elle a écrit : « L’intelligence symbolique est étale de la naissance à la mort. » Mais ce qu’on peut aisément imaginer chez les enfants, comment le concevoir avec les adultes ?

« Il est seulement peut-être étonnant que Mozart ait survécu à la phase dangereuse de l’enfant prodige sans que son talent ne s’étiole. » écrit Norbert Elias. Comment survivre au regard, au jugement, à la pression qui nous invitent précisément à dissimuler ?

Préserver la sincérité indispensable à tout geste artisanal et artistique a sans doute un prix. La sincérité de Clara Haskil l’a empêchée, isolée, meurtrie parfois. Mais dans le même temps, elle a aussi produit sa propre lumière, comme celle de Mozart, comme celle de Rembrandt.

Clara Haskil était incapable de lutter pour elle-même comme l’admirable Paul Robeson. Oui elle doutait. Oui, elle a connu des heures difficiles. Mais je crois qu’elle a été aussi heureuse.Heureuse d’être elle même, finalement.

Pour que la musique de Clara Haskil nous parvienne, il n’a pas fallu seulement la sincérité et le talent. Il a fallu aussi la conviction inaltérable, exceptionnelle et féroce des ses amis qui se sont battus toute leur vie pour la soutenir. Jamais la musique de Clara Haskil ne nous serait parvenue s’il n’y avait eu la générosité et l’acharnement de ses amis à la faire vivre.

Clara Haskil écrivait souvent à ses correspondants de ne pas l’oublier. Puisse ce spectacle, que toute l’équipe artistique et moi-même avons conçu, honorer la mémoire et la musique de Clara Haskil.

Serge Kribus, octobre 2017

A voir du 8 au 25 novembre 2017 Clara Haskil Prélude et fugue au théâtre au théâtre Blocry à Louvain-La-Neuve