Par Alain Lapiower
Cette année-là, je devais avoir 9 ou 10 ans, ma sœur 3 de moins. C’était Noël à St-Josse et partout ailleurs. Enfin, partout autour de moi, à l’école, à la radio… J’aimais la magie des illuminations dans les rues, l’ouate et les traîneaux dans les étalages des boutiques, les guirlandes dorées… Nous avions patiemment décoré un sapin dans notre chambre, qui sentait bon la résine. Les épines en picotaient jusque dans nos pyjamas.
En ce soir de réveillon, mes parents étaient de sortie et les grands-parents, fait assez rare, nous gardaient à la maison. C’étaient déjà « des vieux », bien que je n’avais aucune conscience claire de leur âge. On les adorait ma sœur et moi, notamment pour leurs éclats de rire et leurs plaisanteries pittoresques. Ils nous gâtaient, ne faisaient jamais les gros yeux. Mon zaydè, « Zalkè » comme l’appelait sa femme, que nous appelions « Zaza » et ma boubè, que son mari appelait « Andjè » mais que nous appelions « Boubou ». « Boubou » aimait rire, aller danser et jouer avec les enfants, elle nous apprenait des comptines en yiddish. Elle possédait le secret du shtrudel et du gefiltè fish comme personne et j’aimais la voir écraser la chair de la carpe avec son immense hachoir ; comme j’approchais un peu trop, elle criait « gaï avek ! » (va-t’en). Les grands parents, pour nous, c’était d’abord et surtout leur incroyable et monumental accent tellement typé, que nous aimions tant imiter, l’accent yiddish. Il a aujourd’hui disparu aussi bien que la langue dont il est issu, me laissant avec ce manque inconsolable, mais il chante encore souvent dans ma mémoire. Je n’en comprenais pas tout, loin de là mais ce yiddish m’habitait, et rien que par sa truculence, il me parlait. Il évoquait un monde lointain, chaud et poignant, mais que je ne pouvais partager qu’en famille.
Et c’est donc au son de cette mélodie chaleureuse que nous allions passer la soirée. Nous avions le droit exceptionnel de veiller jusque 22 h et nous en étions tout excités. On s’est installés gentiment et confortablement autour du sapin. Mon zaydè s’est proposé de nous raconter une histoire, une histoire de réveillon de Noël. La lumière principale était éteinte, seules nous éclairaient ces couleurs tamisées des loupiotes à travers le halo des « cheveux d’ange » sur les branches. Je revois la figure ridée du petit tailleur, son visage creusé par les années, son crâne chauve et ses grosses lunettes à l’ancienne ; je revois ma petite sœur toute mignonne avec ses tresses, lovée contre lui. Il fait bon d’être là, baignés par les reflets rouges et bleus dans le calme de notre chambre à coucher et Zaydè commence son histoire…
… « Le “père” Noël on l’appelle, mais c’est déjà un grand-père et même un arrière-grand-père, avec sa longue barbe blanche… » et là, Zaydè nous signale qu’en yiddish, « barbe blanche » se dit « wajsburt », et Wajsburt c’est justement son nom de famille à lui… Ça nous fait rire, surtout que notre zaydè se rase deux fois par jour tellement ça pousse vite et qu’il ne veut pas l’ombre d’une barbe, surtout pas de barbe ! Bien plus tard j’ai compris, parce que mon grand-père s’est disputé avec mon cousin Claude, qui voulait avoir le look hippie et laissait pousser les cheveux et la barbe. Pour ses 16 ans, Zaydè lui avait offert un rasoir, ce qui avait mis mon cousin en rage. Il faut peut-être préciser ici que notre famille était d’un côté « bundiste »* donc viscéralement anticléricale, et de l’autre communiste, donc encore plus anticléricale. Les barbes c’était pour les rabbins ou les « frimè yidn »* de la préhistoire. (On a décidément rien inventé)
… « Donc ce grand-père Noël très barbu, jovial et ventru avec son bonnet de nuit rouge qui se faufile on ne sait pas bien comment dans les cheminées sans se salir, est très très vieux et très fatigué. Chargé de ce rude travail de nuit dans le froid depuis si longtemps que, parfois, si on a la chance de le rencontrer, il s’assied, prend un pause, s’essuie le front et se met à raconter de belles histoires de son ancien temps, du temps de sa jeunesse. Car lui aussi a été jeune et même enfant comme nous.
Du coup, Zaydè se met à raconter comme si c’était son histoire à lui. Peut-être que lui aussi se sentait-il vieux et fatigué. Donc il explique qu’en ce temps-là, il n’y avait encore ni neige, ni sapins, ni traîneaux, ni réveillon. « Au contraire même, nous avions beaucoup trop chaud. Nous étions réfugiés dans le désert, car on nous avait chassés de nos maisons et de notre ville et on nous avait interdit de parler yiddish. Nous avions très soif, très faim et devions dormir sur la pierre. Mais nous avions décidé de ne pas nous laisser faire et nous nous sommes battus avec acharnement pour pouvoir rentrer chez nous, retrouver nos foyers et notre liberté… »
Afin de garder le fil, je passe sur l’avalanche de nos questions d’enfants, car enfin ce paysage aride écrasé de soleil et ces rochers brûlants ne correspondaient pas vraiment à l’idée que nous nous étions gentiment construite d’un conte de Noël. Ces dialogues n’étaient pas faciles avec notre zaydè car dans sa bouche le français était parfois tellement transformé que malgré son langage fleuri on n’arrivait pas toujours à suivre. De même, nous n’avons pas trop questionné le passage soudain à la première personne comme s’il parlait d’une histoire vécue par lui, il y avait très très longtemps.
Pour moi, c’était d’autant plus convainquant que dans ce désert, on s’était battu et on avait gagné ! On s’est laissé prendre au jeu.
Il se met à décrire comment au retour du combat, l’entrée dans la ville, dans notre ville, l’avait bouleversé d’émotion, car tout avait été détruit. Les maisons éventrées, les intérieurs pillés, une vraie désolation. Là, il enlève ses grosses lunettes et se frotte longtemps les yeux comme quand ma tante Khanèlè lui chantait des chansons yiddish.
… « Donc ils sont arrivés au centre de la cité et ont pénétré dans ce qui restait du temple. » Je ne comprenais pas bien ce mot « temple », il a dit « c’est comme une église, mais moins triste ». Il a aussi dit « c’est comme une synagogue » mais c’était encore un mot que je ne connaissais pas. Mais je me rendais compte que ce lieu avait été très important, un peu comme si mon école avait été saccagée. « La nuit tombait et il n’y avait plus de quoi s’éclairer. Imaginez, les enfants, que pour le réveillon de Noël on ait détruit toutes les lampes de couleur et tous les lustres. Comment faire pour se blottir au pied du sapin et écouter des histoires dans le noir ? Nous étions très inquiets, et tout le monde s’est mis à chercher de quoi éclairer ce temple dans une nuit qui devenait de plus en plus épaisse, les envahisseurs avaient vraiment tout détruit.
Après avoir cherché très intensément, quelqu’un a trouvé dans un coin, sous un tas de gravats, une petite bougie tordue oubliée par l’ennemi. Mais une bougie, une seule. Cela ne suffirait jamais pour toute la nuit… Ni pour les nuits suivantes. À cette époque, pour trouver ce genre d’objet, il fallait voyager à pied pendant des jours et des jours jusqu’à une ville où on en fabrique. Nous avons alors allumé cette unique bougie et le peuple s’est rassemblé tout autour, réconforté par la petite flamme et sa faible lueur qui dansait, projetant des ombres frémissantes sur les murs.
Au bout de quelques heures, la chandelle s’amenuisait de plus en plus, réduite seulement à sa mèche qui trempait dans un fond de cire liquide. Chacun tremblait à l’idée que d’un moment à l’autre, l’obscurité s’abattrait à nouveau. Alors la foule, pour se donner du courage, s’est mise à chanter en chœur et cette mélodie nous a réconfortés. Nous connaissions énormément de chansons en yiddish, certaines étaient tristes mais d’autres nous stimulaient avec ardeur et donnaient du courage pour affronter la nuit. Ce chant s’est amplifié, l’intensité de son émotion montait depuis les poitrines vers les étoiles qu’on voyait briller à travers le toit troué. Tout le monde se balançait d’avant en arrière, levant les bras qui ondulaient en cadence, chacun était pris par ce mouvement et cette ferveur. Tant et si bien que cette onde se répandait à travers le paysage de loin en loin vers les montagnes puis des montagnes vers le ciel. C’est sûr que si un père Noël existait déjà à ce moment-là, il aurait entendu ce chœur puissant de la haut. Une sorte de transe s’était emparée du peuple… »
– … ? Zaydè c’est quoi une transe ? Et pourquoi tu te balances en racontant ? »
« C’est ça la transe… c’est quand on est emporté, qu’on ne peut pas s’empêcher de se balancer… » et là, il s’est mis à rire et à s’exclamer un tas de phrases en yiddish qui avaient l’air très drôles…
C’est la joie qui s’est emparée de la foule car quelque chose s’était produit ! Un miracle ! Alors qu’on chantait déjà depuis plusieurs heures, ce reste de bougie n’en finissait pas de brûler et sa petite flamme vaillante tenait bon. Elle résistait. Elle a continué ainsi à nous donner son réconfort jusqu’au matin. Et encore plus, jusqu’au lendemain soir et ainsi de suite sans s’éteindre pendant 8 jours et 8 nuits !
Entre temps, ceux qui étaient partis à la recherche de nouvelles bougies sont rentrés d’expédition et nous étions sauvés. Sauvés de la nuit noire.
Depuis lors, chaque année, à cette période-ci de l’année, on se rappelle ce miracle et on célèbre cet événement en allumant 8 bougies, une par soirée, pour les 8 nuits durant lesquelles la bougie a résisté. »
– Mais, Zaydignou, quand le père Noël intervient-il ?
– Ah mais ce n’était pas encore le Noël qu’on célèbre aujourd’hui, c’était une sorte de Noël de l’ancien temps, notre Noël à nous, à notre famille… On appelait ça autrement, ça s’appelait « Khanouka ».
Moi je connaissais le chandelier de Khanouka, il y en avait un petit sur le meuble de la salle à manger des grands parents, à coté de celui à 7 branches, je les avais souvent comptées intrigué par cette différence.
Est-il besoin de vous dire que mon zaydè n’a pas pu s’empêcher de préciser que tout ça ce n’était que des histoires pour aller dormir ? Mais finalement, je trouvais ça une aussi belle histoire que celle du père Noël. Et c’est ce que je pense encore aujourd’hui. Depuis lors, mon grand-père n’est plus là depuis bien longtemp,s mais pour mémoire je mets 8 lampes sur mon sapin, que j’allume au fur et à mesure, pendant 8 jour et ce mélange des genres me convient.
Illustration : Enfants berlinois anonymes célébrant Hanoucca par une représentation théâtrale dans les années 50 © Berlin Jewish Museum.