Daniel Fano (1947-2019); décédé de façon inopinée, dans la nuit du 28 au 29 octobre, nous lui rendons hommage en publiant sur le site un article d’Antonio Moyano, qui lui est consacré dans le Points Critiques de novembre-décembre 2019.
Pourquoi ne pas parler ici de poésie ? Surtout que celle de Daniel Fano (né à Jemelle, 1947) a des aspects très politiques – au sens de Marshall McLuhan : le poète fait ses emplettes ou sa cueillette dans les mass-média les plus divers ; ses poèmes (Fano doute quelquefois : est-il poète oui ou non ?) ont un aspect patchwork, agglomérat d’infos glanées ici et là, subtil cocktail avec arrière-goût d’apocalypse, mêlant le non-sens, l’humour noir et de gracieuses futilités, comme ces rubriques intitulées « Le saviez-vous ? » de nos journaux d’enfance.
L’esprit d’enfance, d’ailleurs, affleure souvent dans cette œuvre à nulle autre pareille. Digne héritière du Pop art, elle a fait d’Andy Warhol sa figure tutélaire: ne jamais parler de soi, pas de pathos, pas d’intériorité. N’est-il pas vrai que Warhol est cité en exergue de son Souvenir of you, paru au Daily-Bul en 1981 ? Andy affirmait son désir de réaliser des films avec les rushes, les morceaux de pellicules coupés/abandonnés par les autres cinéastes, et la démarche de Fano s’en rapproche.
Les éditions Unes viennent de rééditer un de ses livres majeurs datant de 1985 : Un champion de mélancolie.
Ses poèmes sont truffés de noms de gens célèbres ; rappelez-vous Zelig, le film de Woody Allen datant de 1983, le double du cinéaste se glissant dans des images d’archives ultra connues, hé bien notre poète fait de même avec certaines créatures sorties de son imagination : Monsieur Typhus, Rita Remington, Inspecteur et Flippo, Jimmy Ravel et quelques autres. Car le top de la célébrité c’est d’agir inexorablement comme l’eau de Javel : ça arrache les couleurs et ça blanchit, au final, chacun y perd son masque et le Who’s Who devient un couloir plein de courants d’air. Reconnaissance et célébrités sont toutes flapies.
Ici, tout le monde subit le même sort, la fameuse minute de célébrité ou la sépulture garantie anonyme. Dans cette hallucinante et foldingue pépinière de noms propres, c’est le kaléidoscope, le montage ultra-rapide qui l’emporte. Cette poésie porte les strates de la fascination du cinéma, des zooms du souvenir. Pop Art et apocalypse, disions-nous ? Alors, que vienne l’esprit punk et le légendaire slogan NO FUTURE ! L’œuvre de Fano s’enracine dans l’esprit des avant-gardes historiques : a-t-elle un dessein caché ? Y a-t-il des figures à découvrir dans les entrelacs du dessin ? Le sens profond se dérobe-t-il constamment à nos yeux ? Transparente, l’œuvre nous livre elle-même son fonctionnement : A) Usage systématique de la récup, du coupé/collé d’infos venues des sources les plus diverses. B) Le poète n’est pas un « inspiré » mais bien un bricoleur, un astucieux assembleur. C) Il opère en fin chirurgien l’ablation de tout sentimentalisme et du JE balourd et encombrant.
Évidemment fuyant comme la peste l’introspection, la poésie de Fano risque le répétitif et le systématique, cependant elle est selon moi irrésistible : voici le poème numéro 37 du recueil À la vitesse des nuages :
Le Reichsführer Heinrich Himmler / s’évanouissait à la vue du sang, il suffisait / de quelques gouttes de sang – et bardaf. / Dragon Ball faisait un long / bras d’honneur à Mickey Mouse. / Merci pour le pétrole Hahn. / Irving Penn avait l’art de photographier le / blanc phosphorescent de la banane / coupée en rondelles. / Guy Maddin répétait : « Winnipeg ! Winnipeg ! » /
et la ville entière s’en vint visiter les / chevaux, leurs têtes gelées / hors de l’eau, dans la rivière où ils s’étaient / jetés en fuyant les flammes / de l’hippodrome. / On aurait dit le caractère hypnotique / du cinéma muet, les mangas le / matin, le malheur magicien des choses / qui ne servent à rien.
*
Daniel Fano a publié une tétralogie chez l’éditeur Les Carnets du Dessert de Lune : L’Année de la dernière chance, Le Privilège du fou, Sur les ruines de l’Europe, La vie est un cheval mort. Il figure dans l’anthologie Poésies en France 1960-2010 de Yves di Manno et Isabelle Garron (éditions Flammarion, 2017, 1536 pages).
Une pertinente et très belle interview du poète a été publiée sur le site Revues.be.