Dibbouks, troublant roman d’Irène Kaufer

par Tessa Parzenczewski

En 1997, Irène Kaufer persuade ses parents, tous deux rescapés de la Shoah, de témoigner pour la Fondation Spielberg. De leurs passés respectifs, elle ne connaissait que des bribes,  elle savait cependant que son père avait eu une fille d’un premier mariage, dont elle apprend le prénom lors de ce témoignage: Mariette. Lors d’une rafle en 1942 à Nowy Sacz, les hommes valides sont déportés vers des camps de travail, c’est la dernière fois que le père d’Irène voit sa femme et sa fille, encore bébé. « Cette petite fille, ma demi-sœur, j’ai mis du temps à connaître son nom. « Il ne faut jamais en parler à ton père, c’est trop douloureux », disait ma mère. « Ne dis rien à maman », disait mon père souvent, pour des broutilles. Ils avaient bâti l’un autour de l’autre un filet de protection qui, avec le temps et l’âge, s’était durci en mur infranchissable, surmonté de tessons de bouteille et entouré de plusieurs rangées de barbelés. Ils voulaient se protéger de la souffrance et ils se sont privés de vie. »

Habitée littéralement par l’étrange présence de cette sœur fantôme, qui tel un dibbouk  parasite sa vie  et bouleverse toutes ses certitudes, doutant même de son droit à l’existence,   la narratrice décide d’employer les grands moyens : retrouver cette sœur disparue afin de dissiper son  malaise. Elle s’adresse donc à une détective privée. Et c’est là que le récit bascule. Entre l’indicible enfin dit, au plus près de l’horreur du réel, et l’échappée vers la fiction, en plein imaginaire. C’est à Montréal que la détective localise Mariette. La narratrice s’y rend. Premier choc : la photo du père de Mariette ressemble trait pour trait au père d’Irène. Autre prénom, autre itinéraire ! Vie parallèle, double vie? Au gré des recherches, un autre prénom apparaît : Zofja, serait-ce la vraie demi-sœur?  L’autrice nous entraîne alors dans un labyrinthe vertigineux où les trajectoires bifurquent, où les personnages changent de nom, de pays,  où des vies possibles, des vies rêvées, se matérialisent et… où les dibbouks, eux aussi, se dédoublent ! Dans la foulée, nous découvrons  la vraie histoire de la mère d’Irène, qui munie de faux papiers,  se jeta dans la gueule du loup, en Allemagne, comme travailleuse  volontaire. Ensuite, pour elle aussi une autre vie s’invente, encore une double vie,  cette fois en France, comme un songe… Revenue de son périple au Canada et en France, Irène, autrice-narratrice, se rend chez la détective et là, surprise : aucune trace de son bureau et même aucune trace de sa résidence dans l’immeuble… Sans conclusion péremptoire, voici une fin ouverte, ouverte sur le doute qui fait vaciller toutes les fondations du récit: que s’est-il réellement passé, ou pas ?

Un roman insolite, où circule une prose fluide, libre, ponctuée de pointes d’humour, d’humour juif évidemment avec sa dérision spécifique. Parfois aussi, des digressions nous surprennent, tel ce conte glissé entre deux épisodes, où un écureuil  gambadant  dans de hautes branches est soudain pris de vertige alors que son amie la taupe a peur du noir, une sorte d’oxymore énigmatique. Naviguant avec maîtrise dans les méandres d’une intrigue aux multiples détours, Irène Kaufer nous offre une œuvre jamais convenue, qui reflète aussi le tumulte personnel de ceux qui sont venus après, au sein de familles rescapées.

IRENE KAUFER  « DIBBOUKS ». L’Antilope. 220p. 18€