À contrario de la période de crise et de régression sociale que nous traversons aujourd’hui, les « Golden Sixties » sont régulièrement citées, tel un leitmotiv, comme une ère de prospérité et de progrès. Mais si, dans ces années-là, le tout à l’auto et la promotion immobilière ont bousculé les villes, si la musique rock a explosé la culture jeune, la vie de tous les jours, elle, n’a pas suivi … En 1960, Gérard Weissenstein avait 11 ans …
Réveil. Premier bruit du matin. Ma mère « secoue le feu ». « Le feu », c’est le feu continu, alimenté par du charbon anthracite, qui chauffe les trois pièces de notre appartement de Woluwé. Le feu continu, si ma mère l’entretient bien – ne devra être allumé qu’une ou deux fois par hiver. Chaque matin donc, armée d’un tisonnier, ma mère « secoue » le feu pour filtrer les cendres qui tombent dans un tiroir métallique, elle retire ensuite le tiroir, verse les cendres dans la poubelle (elle aussi métallique, heureusement, à cette époque), saisit le seau à charbon et le déverse dans la gueule de fonte noire. Ensuite, elle descend à l’entresol, où il y a notre petite cuisine et, séparée d’elle par un simple mur cloisonné, notre WC. La cuisine est chauffée par un autre poêle qu’il faut rallumer chaque matin, avec des « boulets »,des déchets de charbon aggloméré. Cela fait partie des tâches de ma mère qui chauffe ensuite une bouilloire d’eau sur le réchaud, se lave sommairement dans l’évier de la cuisine avant de préparer le petit déjeuner pendant que mon père, puis moi, nous nous lavons tout aussi sommairement avec, chacun, le contenu de notre bouilloire. On lavait
« le dessus » chaque matin, et le « dessous »… je ne sais plus quand, disons une fois par semaine ??? Ma 1ère salle de bain, le 1er bain pris « chez moi », c’était après notre déménagement de 1967, j’avais 18 ans …
Ma tâche à moi, c’était de descendre chaque jour à la cave, armé de deux seaux à charbon, que je remplissais l’un de boulets, l’autre d’anthracites. Je remontais les deux étages (pas d’ascenseur évidemment) couvert d’une fine poussière noire. Les deux petits monticules de la cave – le tas d’anthracite et le tas de boulets – devaient en principe tenir tout l’hiver. En réalité, on terminait chaque année la saison en allant jour après jour chercher un sac de charbon à l’épicerie du coin …
Est-ce qu’on était « pauvres »? Non, pas vraiment, mes parents travaillaient tous les deux, ma mère était ouvreuse de cinéma, mon père employé de bureau. Petite classe moyenne. Mais les familles de mes copains étaient souvent plus aisées. Il m’arrivait de m’enfermer dans leurs salles de bain pour admirer la baignoire, le bidet (sans oser demander à quoi cela pouvait bien servir), les robinets sophistiqués. Souvenir de ce cornet de plastique bleu accroché au carrelage blanc… il servait à récolter l’ouate et les cheveux perdus par les parents de mes potes !!!!
Non, nous n’étions pas « pauvres ». La preuve : nous avions un frigo. Sur le palier, devant la cuisine. Il ne fonctionnait pas à l’électricité. Un camion venait chaque semaine de Strombeek nous livrer des grands blocs de glace. Un ouvrier chargeait ces blocs sur les épaules et les montait jusque chez nous pour les enfourner dans le frigo.
Voilà un échantillon de mes années soixante. Seul progrès notoire : la 1ère Volkswagen de mon père, une occase datant des fifties avec deux petits hublots à l’arrière, les « flèches » qui servent de clignoteurs, la couverture à prendre avec nous parce que le chauffage est quasi inexistant.
Je n’ai jamais compris cette appellation des « Golden Sixties ». Je n’ai rien vu de bien marquant. Ni misère, ni opulence. On ne se posait pas la question, tout simplement.