[Lire] Des identités, de la génétique, et bien plus… Surprenant Gunzig !

Par Tessa Parzenczewski

Tom vient d’avoir 50 ans. Dans son magasin de compléments alimentaires et de produits destinés aux fans du bodybuilding, Tom se morfond. Qu’a-t-il fait de sa vie? Son quotidien est morne, son couple s’effiloche…  « Tom trouvait que c’était une sensation étrange de ne plus s’intéresser à rien, c’était comme si une partie de lui-même n’était tout simplement plus là. C’était comme une prémisse de la mort. C’était un peu effrayant. » C’est ainsi que débute le dernier roman de Thomas Gunzig, dans une sorte d’amertume, loin des flamboyances attendues, mais parfois il suffit d’un petit événement pour chambouler toute une vie. Cet après-midi -là, derrière sa vitrine, Tom assiste au tabassage d’une jeune femme par son compagnon, il n’ose pas intervenir. Quelques jours plus tard, la même scène se reproduit, Tom sauve la jeune femme et la ramène chez lui, il a vaincu sa peur. Chez lui, toute la famille est réunie: Mathilde sa femme, Jérémie son fils, récemment séparé de sa compagne et Maurice, le père de Tom, sans oublier William, un chat morose et paniqué. N7A, c’est ainsi que se nomme la nouvelle venue, et là, Gunzig lâche les brides et laisse galoper son imagination: N7A déclare être une vache, génétiquement modifiée par l’individu qui la tabassait et donc sa propriété. Délire? Réalité? Peu importe, l’essentiel est d’aider une personne qui condense en elle toutes les exclusions. Et Tom, l’exclusion, il connaît. De son père, Juif ashkénaze, venu de Pologne, et ce lieu seul évoque des souvenirs terrifiants, Tom a hérité des peurs ancestrales qu’il est bien décidé à combattre et c’est pour cela qu’il a entrepris de transformer son corps, car il semble avoir carrément intériorisé l’image du Juif propagée par les antisémites. « Et à chaque fois qu’il regardait son reflet, il se demandait ce que serait devenu  son corps s’il n’avait jamais rien fait pour le développer, s’il avait laissé s’exprimer sans la contraindre sa génétique de Juif ashkénaze, s’il serait alors devenu une de ces créatures tordues, difformes, dégénérées qui hantaient la propagande nazie. Il se demandait si aujourd’hui, avec ses muscles apparents, Léni Riefenstahl aurait trouvé qu’il avait un beau corps, si elle l’aurait jugé digne d’échapper au massacre , si elle aurait eu envie de le filmer pour le mettre, presque nu, dans les premières images  des Dieux du stade. »  Avant cela, il y eut les filles… « C’était des années plus tôt, il avait dix-sept ans, des hormones brûlaient en lui d’un feu intense et douloureux et il s’amourachait régulièrement de filles aussi inaccessibles qu’indifférentes: des créatures dont la blondeur germanique et les corps sculptés par la pratique de sports aristocratiques (tennis, ski, équitation), affolaient son esprit d’adolescent juif d’un infernal désir charnel. Ce désir de sexe se doublait d’un autre, un désir plus obscur, plus profond, plus puissant: celui d’une revanche sur l’Histoire, comme si faire l’amour à l’une de ces Catherine, Sophie, Lise, Alice, Stéphanie, Céline, Audrey, Christelle, Alexandra, Séverine ou Vanessa  réconcilierait le peuple juif avec l’humanité tout entière, comme si susciter le désir chez l’une de ces grandes blondes inabordables lui donnerait l’autorisation de faire pleinement partie du monde, comme si jouir dans l’une d’entre elles était la condition nécessaire du Grand Pardon, comme si pratiquer un cunnilingus sur, par exemple, Séverine, qu’il voyait passer dans la cour, aussi arrogante qu’une Walkyrie, aussi hiératique qu’un totem viking, avait autant de valeur que la sortie d’Egypte. »

Du noyau familial aux travers de la société, Gunzig multiplie les registres. Rapports père fils, couple qui se délite, l’air du temps aussi, l’écologie portée à l’extrême, quasi caricaturale, l’auteur  a retrouvé son flingue et ne manque pas de citer  les marques des objets qui font  notre quotidien, comme autant de fétiches emblématiques,  sans oublier l’insolite présence animale.

De son écriture toujours aussi vive et percutante, il ne rate pas ses cibles. Et tous ces chapitres, dont les titres désignent tous des muscles, comme une géographie corporelle, ménagent des surprises, des coups de théâtre, qui bouleversent les identités assignées et sèment le doute…

Plus mélancolique, le sarcasme en mineur, loin des certitudes affirmées, Gunzig  ose,  à sa manière, les bons sentiments : bienveillance et solidarité.

LE SANG DES BETES. Thomas Gunzig, Au Diable Vauvert, 223 p. 16 €.