Hommage à Susana Rossberg

Susana Rossberg (1945-2025)

C’est avec une immense tristesse que j’ai appris la mort de Susana Rossberg. Elle était née en 1945 à Sao Paulo. Susana était la fille de Juifs d’Allemagne exilés au Brésil pour échapper aux persécutions nazies. Après avoir perdu son père à l’âge de trois ans, elle était devenue orpheline à l’âge de quinze ans. Après avoir passé quatre ans chez sa tante maternelle aux Etats-Unis, elle était retournée au Brésil. Elle avait pris part, très jeune, à la lutte contre la dictature militaire au pouvoir depuis 1964. Elle étudiait la psychologie de jour, le soir, elle se passionnait pour le théâtre, se lançait dans l’action militante et mettait en pratique les idées de Paulo Freire et Augusto Boal. Elle a participé au travail d’alphabétisation des adultes, souvent des travailleurs poussés par l’exode rural en provenance du Nord-Est, dans les favelas de Sao Paulo. Ce travail était directement lié au développement d’organisations clandestines dans les quartiers populaires.

Lorsque la répression s’est intensifiée, elle a dû se résigner à prendre le chemin de l’exil en traversant l’Atlantique dans le sens inverse de ses parents. Elle séjourne pendant une brève période en Tchécoslovaquie alors en ébullition dans la remise en cause du stalinisme qui devait déboucher peu après sur le « printemps de Prague ». Elle s’installe en Belgique en 1967. Elle commence des études à l’INSAS. Au début, elle s’oriente vers le théâtre dans le prolongement de ce qu’elle avait fait au Brésil au cours des années antérieures. Sa rencontre avec le travail de deux autres étudiantes brésiliennes l’oriente ensuite vers des études de montage et de scripte.

Pendant 41 ans, elle a travaillé au montage de nombreux films et y a laissé sa marque. Pour le public et pour la majorité des critiques, les films sont attribués aux réalisateurs alors qu’ils sont des créations collectives. L’apport important de Susana à des films qui ont parfois remporté un grand succès est passé presque inaperçu. Elle-même ne cherchait pas à se mettre en valeur. Elle se contentait d’aimer intensément le travail qu’elle faisait, de passer parfois toute une nuit à recommencer le montage d’une scène.

Susana a aussi été la réalisatrice de plusieurs films, généralement des courts-métrages documentaires. Le film où elle a mis le plus d’elle-même est « Brésiliens comme moi » (86 minutes) qu’elle a réalisé en 2008. Elle y parcourt l’expérience des migrants de son pays en Belgique. Une première vague, à laquelle elle se rattache, est celle d’exilés politiques, venus généralement des métropoles et provenant plutôt de milieux intellectuels. La deuxième vague est portée par des personnes qui cherchent de fuir la misère, originaires souvent d’Etats qui sont les laissés pour compte du développement économique brésilien comme Goias ou les Etats du Nord-Est. Le film découvre avec beaucoup de tendresse la multitude de fils qui unissent les migrants des deux vagues. Il invite aussi le public à faire connaissance avec l’appartement de Susana, lieu de vie et création artistique où convergeaient ses nombreux centres d’intérêt. Avec un nombre important de personnages, des scènes d’intérieur et d’autres filmées dans les rues de Bruxelles, ce film complexe a été filmé en peu de temps et avec des moyens dérisoires. Susana expliquait que cela faisait des années qu’elle était habitée par le film, que son regard avait parcouru des lieux en pensant déjà de manière précise aux plans qu’elle aurait aimé filmés. Lorsque le tournage a commencé, tout s’est enchaîné de manière très rapide et naturelle. Le titre est ironique. Il est emprunté à une chanson de Waldemar Henrique qui décrit son amour du Brésil et conclut que toutes les beautés du pays ont été créé par un Dieu qui est, certainement, « Brésilien comme moi ». Pour Susana, qui n’a pas cessé un moment de se vivre au Brésil tout en réalisant assez tôt qu’elle ne retournerait jamais y vivre, c’étaient les migrants brésiliens éparpillés dans le monde qui incarnaient la beauté que Waldemar trouvait dans les clairs de lune, la nature luxuriante, la mélodie du sertāo.

J’ai rencontré Susana, la première fois, il y a plus plus de dix ans à l’occasion d’une projection de films à l’UPJB. Elle était d’une immense modestie et parlait peu de sa vie et de sa contribution au cinéma. Au fil du temps, et le plus souvent par d’autres, j’ai appris tout ce qu’elle avait fait, son travail aux côtés de Marion Hänsel, de Jaco Van Dormael, de Micha Wald, d’Hugo Claus et de tant d’autres. Fréderic Sojcher a écrit sur elle : « Susana Rossberg est l’une des monteuses les plus réputées en Belgique, tant du côté francophone que du côté flamand ».

Nous parlions souvent du Brésil, du cosmopolitisme inhérent à toute forme d’identité brésilienne, de l’histoire spécifique de la diaspora juive en Amérique latine, de l’enthousiasme tragique des mouvements révolutionnaires des années ’60 et ‘70. Elle suggérait des films que l’on pourrait projeter. Il a fallu un an pour la convaincre de venir présenter son documentaire « Brésiliens comme moi » à l’UPJB. Elle prenait part assidûment aux rencontres du Kloub Sholem Aleikhem où elle se sentait « de retour à la maison » et aux projections de films.

Après la victoire de Bolsonaro aux présidentielles de 2018, elle avait ressenti une profonde angoisse qui ne portait pas que sur le Brésil. L’éloge sans complexe des tortionnaires, la bêtise, la vulgarité et la violence brandies comme des bannières politiques victorieuses, tout cela l’effrayait, la ramenait aux années trente, aux raisons de l’exil de ses parents. Malgré sa mauvaise santé, elle s’efforçait de contribuer à des mobilisations au sein de la communauté brésilienne en Belgique.

A la fin du mois d’octobre, elle a appris qu’elle était atteinte d’une maladie grave. La veille, elle avait encore pris part à une rencontre du cercle de chant yiddish qu’elle avait dû interrompre à cause de l’intensité de la douleur. Elle a refusé un traitement qui aurait réduit très fort sa qualité de vie et a d’emblée décidé de choisir le moment de mourir dans la dignité. C’est ce qu’elle a fait le jeudi 11 décembre. Une semaine auparavant, elle écrivait à un des animateurs du Kloub Sholem Aleikhem : « L’euthanasie va être une délivrance (…) Cela va aussi se passer dans la sérénité ».

Nous ne verrons plus sa silhouette menue, sa démarche chaloupée par le poids des ans, ses yeux pétillants, nous n’entendrons plus sa voix douce et harmonieuse, mais nous continuerons à dialoguer avec elle à travers ses films, les musiques et les livres qu’elle nous a fait découvrir, une marque qu’elle nous a laissée qui n’était simplement sa marque personnelle. Derrière Susana se trouvaient les ombres d’autres générations qui ont parcouru l’Europe et celles de ses camarades de combat des années soixante, fauchés par la répression. Son sourire était le leur.

Laurent Vogel, 12 décembre 2025

Interview de Susana Rossberg pour ``Grupo Mulheres do Brasil``