Éditorial
11 heures du matin dans le tram. Avec son père, une petite fille Rom, les nattes bien tressées sous un bonnet de père Noël fait la manche. Elle a un petit visage calme et triste. Sur la vitre, son doigt redessine le cœur que quelqu’un a tracé. Qu’a-t-elle de commun avec Omar, ce jeune pasteur Peul du Niger qui vagabonde d’abri en abri provisoire, dépendant de la bonne volonté des uns et des autres, nomade en Belgique comme il l’était au Niger. Mais il remercie la Belgique et l’association Ulysse qui lui a permis d’apprendre à lire et écrire. La petite Rom et le jeune Peul, ou encore Christophe ou Renée, ces SDF bien belges que Liège, Charleroi, Etterbeek… interdisent de mendicité, tel jour à tel endroit, sous peine d’arrestation administrative : ils sont de plus en plus nombreux, dans nos rues, dans nos gares, sous les porches, dans les parcs, à la sortie du supermarché, aux feux rouges… Il y a aussi ceux qu’on ne voit pas, issus de la classe moyenne, jeunes, femmes seules avec enfants, malades, chômeurs, pensionnés ou actifs … « Ceux et celles qui se trouvent en situation de devoir abandonner l’une ou l’autre chose nécessaire à leur bien-être, à leur dignité par manque de moyens financiers » comme le formule Martine Cornil plus loin dans ce numéro consacré aux «précaires».
Tous ceux-là, qu’ont-ils en commun avec Albert Frère ? Rien, ils ne se croiseront sans doute jamais. Penser la pauvreté sans parler des richesses disponibles n’a pas de sens. Parler des enfants pauvres sans parler de ce qui a conduit leurs parents au dénuement relève d’un écran de fumée, comme le fait l’opération « Viva for life ».
Les bons sentiments ne sont pas toujours éclairants. Ce qui est en cause, c’est « la violence des riches » comme le formulent les sociologues français, les Pinçon-Charlot, une violence qui «permet la distribution des dividendes en même temps que le licenciement de ceux qui les ont produits».
Depuis les années 1980, qui coïncident avec la fin des « trente glorieuses », les écarts de richesses se creusent, inégalités de revenus et inégalités de patrimoine pour l’ensemble de la planète, comme le révèle un rapport alarmant et alarmiste (le Wealth and Income Database) de 100 économistes. Et tandis que les riches deviennent plus riches, et les pauvres plus pauvres, les gouvernements ne se donnent plus les moyens de gérer les inégalités.
En cause, la mondialisation, la financiarisation de l’économie et les politiques néo-libérales du tout-au-marché. L’ascenseur social de l’éducation et de la formation, qui a permis après-guerre et dans les années soixante de remarquables carrières chez les enfants survivants de la Shoah, de beaux parcours parmi les enfants de l’immigration italienne – et de manière bien plus lente et difficile dans les familles maghrébines ou turques à cause de la xénophobie – cet ascenseur s’est ralenti ou bloqué avec le triomphe du néo-libéralisme. Les politiques d’austérité, avec ou sans correctifs pour les plus fragiles, n’ont pas empêché la paupérisation et la précarisation d’une grande partie des classes moyennes.
Le modèle : diplôme > emploi durable + emprunt hypothécaire >> acquisition d’une maison semble dépassé. Aussi kitsch qu’une soirée télé en famille dans les années 60. Ou un épisode de Dallas dans les années 80.
La pauvreté est un poison qui mine la démocratie. Elle est synonyme de souffrances, de fractures sociales, de comptabilité mesquine et envieuse. Où le dernier arrivé se voit stigmatisé comme « l’Autre », l’étranger, l’ennemi, le pauvre, celui qui menacerait la précaire accumulation de celui qui s’efforce de survivre, d’assurer un avenir digne à ses enfants. Pourtant, cette vieille Marocaine qui mendie dans l’espace commercial de City 2, qui menace-t-elle vraiment ? Elle fait honte à sa communauté, réputée pour son devoir de solidarité inscrit au cœur de l’Islam. Pourtant, ces Juifs qui font appel au service social juif, ou ces artistes qui bénéficient de l’annuelle opération des « petits sabots », que menacent-ils ? La tranquillité des repus et quelques clichés qui ont la vie dure.
On ne mesure pas encore toutes les conséquences politiques de cette explosion des inégalités, mais la montée de l’extrême droite en Europe et la victoire de Trump aux Etats-Unis nous en donnent un avant-goût amer. La formule « moins d’impôts, moins d’état » cher aux MR et autres NVA, le « travailler plus, gagner plus » de Sarkozy, les formules libérales « modernes », flexibles et intempestives d’Emmanuel Macron n’amélioreront pas la situation.
Plus il y a de pauvreté et d’inégalité, plus il y a de corruption et de violence.
La lutte contre la pauvreté est un combat démocratique.