Irène Kaufer s’en est allée

Irène Kaufer est décédée samedi. Elle était autrice, militante féministe et syndicaliste, elle collaborait régulièrement avec la revue féministe Axelle et à la revue Politique. C’était une amie chère de l’UPJB. 

« Bonjour… et au revoir » a-t-elle publié sur son profil Facebook. « Cette fois-ci, ce ne sont ni les incohérences des politiques, ni le Qatar, ni la RTBF, ni Viva for Life qui m’auront fait « sortir de mes gonds ».  Ce soir, une porte a claqué. Pour toujours.  Ce samedi 5 novembre, mon Dibbouk est venu me chercher alors que je dormais de plus en plus profondément depuis 24h.  Ce sont mes amies Julie, Rosine et Florence qui ont recueilli mon dernier souffle … en non-mixité choisie (restons cohérente 😉). Mes combats ne sont pas terminés … je compte sur vous pour les poursuivre. »

À l’annonce de cette triste nouvelle, Henri Goldman a republié un texte rédigé  par Irène en 2007, pour les 10 ans de la revue Politique sur le thème «La gauche peut-elle encore changer la société ?». Un texte intitulé « Éloge des dinosaures », où s’illustre la force et l’humour qui caractérisaient Irène, s’ouvrant sans détour sur une interpellation taquine : « Quoi ma gauche, qu’est-ce qu’elle a ma gauche ? D’accord, elle a pris des rides,  ses rhumatismes l’empêchent de courir et il arrive qu’elle se mette à radoter. Et voilà que derrière elle, jeune et fringante, se dresse une autre gauche, qui se voudrait «nouvelle» (sans se revendiquer forcément de gauche, d’ailleurs) Que propose-t-elle à l’ancêtre ? » y demandait-elle. Le voici.

Et en guise de complément d’esquisse, voici encore l’émouvant témoignage publié hier par Laurent Vogel :

«  Irène s’est endormie. Enfin, son corps a cessé de vivre mais je ne la crois pas endormie… La semaine passée, elle aurait dû venir parler de son livre « Dibbouks » au club Sholem Aleikhem de l’UPJB. Son dibbouk l’en a empêchée: elle a dû être hospitalisée d’urgence. Depuis deux ans, son dibbouk avait pris la forme d’un méchant crabe.

Je la connaissais depuis plus de 45 ans. A l’époque, où elle travaillait et militait à « Pour ». Elle y montrait ses qualités de chroniqueuse de la vie quotidienne, des luttes ouvrières, des femmes ouvrières en particulier. Comme la plupart des militantes de cette époque, elle parlait peu de l’histoire de sa famille. De temps en temps, elle se moquait de son oncle (qui ne prenait pas l’ascenseur pendant le shabbat mais regardait la télévision). Elle rapportait des propos d’une sagesse rugueuse de son père. Ce n’est que beaucoup plus tard que j’ai compris comment sa mère lui avait transmis une audace insolente. Sa mère s’était sauvée du ghetto, s’était procuré des faux papiers qui en faisaient une Polonaise aryenne… et était partie travailler dans la gueule du monstre, dans une petite ville allemande, non loin de Stuttgard. Elle a pu survivre et même s’alimenter presque correctement.

Irène avait ses moments de détente, son amour de la musique, ses chansons qu’elle composait et accompagnait avec sa guitare. Elle pouvait se montrer de mauvaise humeur, se lancer dans une discussion aigre et inutile mais elle gardait la dose indispensable d’auto-ironie pour éviter les ruptures.

L’écriture de « Dibbouks » a été une libération et une sorte de thérapie. Elle n’arrêtait pas de douter, de se demander si elle était autorisée à mêler l’histoire réelle de ses parents et de sa soeur à la fiction. Elle n’avait par contre aucun doute sur un point: la tradition populaire juive veut que l’on garde le sens de l’humour, que l’on puisse rire même dans les situations les plus atroces. Pendant la période du confinement, elle avait fait une visioconférence à l’UPJB pour parler de son livre. Vous pouvez la (er)voir sur : https://www.youtube.com/watch?v=Z6Ox_1tcfyQ .

Un souvenir me revient. Cela se passe vers la fin des années ’90. Irène était déléguée syndicale à la FNAC. On était dans une période de transformation. La FNAC accordait encore une certaine importance à la culture. Irène y travaillait au rayon « musique ». Son bonheur consistait à discuter avec les client.e.s potentiel.le.s de ses goûts musicaux. Elle ne poussait pas à la vente… Bref, un jour, elle me demande de lui communiquer des informations sur les conditions de travail de l’industrie de la confection en Inde et de lui passer des contacts là-bas. La FNAC avait été rachetée par le milliardaire Pinault. L’époque des certifications en tout genre comme entreprises socialement et écologiquement responsable avait commencé. Et Pinault avait fait certifier la FNAC. Au cours d’une réunion du comité d’entreprise, un représentant de la boîte avait lancé aux syndicalistes: « d’ailleurs, vous n’en croirez pas vos yeux si vous voyiez à quel point nos ouvrières indiennes sont satisfaites ». Irène avait répondu « chiche, envoyez-moi en Inde, je veux voir cela de mes propres yeux ». Ils l’ont donc envoyée à Ahmadabad. On lui avait imposé un interprète de l’entreprise. Mais Irène, née dans la Pologne « populaire », n’était pas prête à se contenter du décor. Chaque fois qu’une ouvrière lui récitait la leçon sur les merveilles de l’entreprise et la générosité de M. Pinault, Irène posait des questions concrètes: qui est votre déléguée syndicale?, qu’est-ce qu’on a fait pour réduire le bruit ou la poussière? Chaque fois l’interprète se mettait à parler avant l’ouvrière en s’excusant du manque d’éducation de cette dernière. Pinault n’a pas perdu son certificat mais il n’a pas oublié cette « emmerdeuse » belge née en Pologne.

Irène, nous continuerons ton combat et, après nous, d’autres le continueront.

A propos de Dibbouks, une journaliste d’Axelle t’avait posé la question: “Mettre les maux en mots”, c’est très juif, écris-tu. C’est aussi très féministe, très personnel, non ?

Tu avais répondu:

“On peut dire que c’est très juif, puisque les Juifs sont le “peuple du Livre”. C’est vrai que c’est aussi féministe, surtout depuis #MeToo. “Mettre les maux en mots”, c’est ce qu’on peut dire quand on a vécu des traumatismes personnels : le fait de mettre des mots dessus, c’est déjà une thérapie en soi, qu’il s’agisse de mots oraux ou écrits.