Après la fin du procès sur la mort de Mawda : Questions autour du jugement de Mons

Le tribunal correctionnel de Mons a rendu son jugement sur l’affaire Mawda le vendredi 12 février. Françoise Nice, journaliste, était sur place. Elle nous livre son compte-rendu.

Cinquante pages à lire et traduire en sorani, une longue après-midi dans la petite salle où se sont retrouvés les parents de Mawda, parties civiles, et les trois prévenus, le policier et les deux jeunes Irakiens présumés chauffeur et convoyeur de la camionnette boxer Peugeot. Une longue après-midi, et quelques heures de plus, pour analyser ce jugement.

Vendredi, début d’après-midi : devant le Palais de justice, les militants des différents comités de soutien à Mawda sont là. Quelques militants du PTB et de la Gauche anticapitaliste sont là avec banderoles, ce qui choque profondément d’autres activistes. Personnellement, ce n’est pas leur présence qui me gêne, mais l’absence d’autres formations et militants progressistes. Car au-delà de la mort d’une petite fille tuée par une balle policière, tout le procès pose d’autres questions, auxquelles la justice n’a pas répondu : le traitement imprégné de racisme structurel, « le climat délétère, raciste et déshumanisant dont nos clients ont été victimes » … « il faut aussi oser parler de racisme. Si ce n’étaient pas des migrants, jamais on aurait osé les traiter comme ça » (Selma Benkhelifa, l’avocate de la famille, 23/11/20).

Mais le jugement le précise d’emblée : « Aussi légitimes que leurs interrogations puissent être, il n’appartient pas au tribunal de se prononcer sur ces éléments dès lors qu’ils dépassent l’ordonnance de la saisine qui ne concerne que le comportement des trois prévenus lors de la course-poursuite du 17 mai ».

Les faits rien que les faits, donc.

Selma Benkhelifa, avocate de la famille Shawri © Photo : Françoise Nice

Le jugement rappelle la chronologie de la course-poursuite, les échanges radio indirects entre les polices de Namur et de Mons, le fait que le policer a oublié sa propre radio et écoute via celle de son collègue au volant du véhicule Volvo qui se lance à 2h01 à la poursuite de la camionnette. Une minute trente plus tard, le coup de feu est parti. À 2h03 :17 secondes, la camionnette quitte l’autoroute pour s’immobiliser sur l’aire du bois du Gard près de Maisières. A 2h05 :04, le père de Mawda crie « ambulance, ambulance ». Les secours arrivent à 2h15, la camionnette est encerclée par les véhicules de police, une vingtaine de personnes sont assises par terre. Vers 2h20 Jacinto V. prévient le commissaire qu’il a fait usage de son arme à feu. Mais l’équipe d’enquêteurs envoyée sur place ne l’apprendra que 40 minutes plus tard. Information qui ne sera pas révélée non plus aux urgentistes, le médecin légiste Dewaele (qui ne se rend pas sur place) exclut l’usage d’une arme à feu. L’info tourne en boucle entre les urgentistes, les policiers, et malgré l’état de la victime, « un ambulancier voit un trou à l’avant et à l’arrière du crâne mais ne voit pas de trace d’entrée d’un projectile ». Un autre ambulancier dit qu’on leur a parlé d’enfant jeté par la fenêtre du véhicule. A 2h32, le 100 annonce le décès de Mawda. La fillette est déjà décédée à son arrivée au CHU de Jolimont et il n’y a donc pas d’examen approfondi. Le pédiatre a précisé que personne ne lui a parlé de coup de feu et qu’il a constaté une plaie assez profonde à droite de la narine.

Ce long récit détaillé est atroce et tant Phrast, la mère de Mawda, que Shamdin Chawri, le papa, s’essuient les yeux. Cela ne peut qu’être insoutenable. Dans la salle des pas perdus, une amie garde le petit frère né après cette tragédie. Le bébé dort dans sa poussette. Les journalistes et activistes admis au Palais de justice suivent l’audience par écran interposé. Il y a de nombreux policiers. Ils ont silencieux aussi. L’atmosphère est lourde, grave.
Le jugement ne reprend aucun élément du récit des parents. Rien sur la policière qui a tiré Phrast par les cheveux pour l’empêcher de monter dans l’ambulance avec sa fille, rien sur l’absence de toute aide psychologique et le fait que les parents et leur fils apprendront la mort de la fillette des heures plus tard, gardés au cachot toute la journée du 18 jusque vers minuit.

Phrast Chawri, la mère de Mawda © Photo : Françoise Nice

La présidente poursuit sa lecture. Le jugement épingle les problèmes de communication radio, indirecte ou non enregistrée à cause d’un problème technique. Au passage on note les défaillances de l’équipement de communication, des « petites » défaillances ou fautes humaines — le policier auteur du tir a oublié sa radio, mais il avait son pistolet, deux chargeurs avec 7 et 17 balles — qui aboutiront à ce tir fatal, à ce qu’il dise n’avoir pas entendu les consignes répétées par un collègue namurois quant à la présence d’enfants dans une camionnette de migrants et demandant de « calmer le jeu ». Il a pu répéter lors du procès « je ne savais pas, si j’avais su qu’il y avait un enfant, jamais je n’aurais sorti mon arme, pas même de son étui » (23/11).

Des éléments restent flous, mais on mesure le mélange de cafouillages, de pannes techniques, de petites négligences, de mépris ou d’hostilité pour ces 27 migrants clandestins qui a entraîné un début d’enquête aussi hasardeux que le tir du policier.
Quant à l’argumentation. Le jugement charge Del, le chauffeur présumé. Qui a toujours nié être le pilote de la camionnette, reconnaissant uniquement l’avoir manipulée pour une manœuvre sur une aire de parking. Lors de l’instruction d’audience, ses propos n’étaient pas convaincants. Il est le seul à avoir entendu plusieurs coups de feu, il n’a pas répondu vraiment aux questions accusatrices du procureur. Mais c’est son droit. Ses avocats Thomas Gillis et Dimitri de Beco ont souligné qu’à part un témoin, personne ne l’a reconnu. Et que la présence de son ADN sur un mégot de cigarette et un foulard ne suffisent pas pour l’accuser. Les juges sont d’un autre avis. Del a été condamné à Dunkerque en 2017, il a reconnu avoir aidé à faire monter des migrants dans des camions. A ces mots Del perd son calme ; dans la salle des pas perdus, des sympathisants l’applaudissent. La présidente lui dit « calmez-vous » et sermonne les trublions. Elle suspend la séance pour dix minutes.

© Photo : Françoise Nice

En résumé, pour la justice montoise, les préventions d’entrave méchante à la circulation et de rébellion armée sont établies. Et « il n’y a pas le moindre doute raisonnable que Del ne soit pas le chauffeur ». Et que « La mort de Mawda est en lien causal avec l’entrave méchante à la circulation » qui lui est imputée. Ce sont des conclusions tout à l’opposé des plaidoiries de Maître Gillis et de Beco qui avaient démontré l’absence de preuves ou leur fragilité et demandé son acquittement. Mais pourquoi 4 ans et non 10 comme demandé par le procureur ? Je ne sais pas. Fallait-il garder une certaine proportionnalité par décence avec la peine d’un an avec sursis décidée pour le policier ? Est-ce parce Del est aussi jugé à Liège pour la même affaire, mais sous le chef de trafic d’êtres humains et que là, l’avocate générale a demandé 5 ans ? Dans ses motivations finales, la présidente montoise souligne que malgré son état de récidive, son absence de conscience, il a été tenu compte de son jeune âge (18 ans lors des faits) et de ses conditions de vie (de refugié irakien). 4 ans ferme, parce que récidiviste, il n’a donc pas droit au sursis. Del est en prison depuis 30 mois.

Pour Dilman, le donneur d’ordre et convoyeur présumé, le tribunal n’a pas pu établir sa responsabilité et n’en fait pas un co-auteur de la mort de Mawda. Tout en étant convaincu de son rôle dans l’achat de la camionnette a à Liège, notamment par ses post sur sa page Facebook, « le tribunal constate avec la défense que le témoin anonyme pouvant constituer une preuve n’est pas suffisant ». En l’absence d’autres éléments probants, il ne peut être tenu responsable d’entrave méchante à la circulation et de rébellion armée, ni même d’entente concertée avec le chauffeur. A la sortie du tribunal, son avocat Maître Discepoli s’est dit satisfait, tout en soulignant que l’affaire est aussi jugée à Liège « dans un imbroglio belge ». Dilman, en prison depuis deux ans et demi n’est donc pas encore innocenté. Et un appel est toujours possible.

Un an avec sursis pour le policier

Oui, le policier est coupable. Le jugement donne corps à une version, celle du coup de volant à gauche donné par la camionnette, suivi d’un coup de volant à gauche du co-pilote de Jacinto. Ce double déport l’a déstabilisé et il a tiré par crispation. Son coup de feu est accidentel. IL ne s’agit donc pas d’un tir volontaire, le jugement rejette comme non fondé l’argument des parties civiles qui demandaient la requalification de l’homicide involontaire en homicide volontaire ou en coups et blessures ayant entrainé la mort sans intention de la donner. Mais le jugement reconnait une faute, celle d’avoir chambré son arme et tiré, recouru à un tir que tous les autres policiers ont déconseillé. Pourquoi ? parce qu’en regard de l’article 37 de la loi sur la police, le policier ne peut recourir à son arme que s’il n’y a pas d’autres moyens et pour autant que le recours à l’arme soit proportionnel à l’objectif poursuivi, ici, arrêter la camionnette. Plusieurs fois ses collègues de Namur ont dit de calmer le jeu, de mettre en place un autre moyen comme l’installation d’un barrage routier. Pour le tribunal, quand de surcroît Jacinto souligne son manque de formation, cela aurait dû être une raison supplémentaire pour ne pas « essayer quelque chose » comme il l’a expliqué, parce qu’il se sentait menacé. « La faute est établie sans doute raisonnable, avec la mort de la victime pour conséquence ». Le policier risquait une peine de trois mois à deux ans maximums et 8000 euros d’amende. Son avocat Maître Kennes demandait l’acquittement ou une suspension du prononcé. Pour le tribunal, « celle-ci ne serait pas de nature suffisante à la réflexion, avec le risque de minimiser voire de banaliser l’acte ». Mais parce que Jacinto a exprimé des regrets sincères et qu’il n’a pas de condamnations antérieures, la juge lui accorde un sursis probatoire de trois ans. Il est condamné à une amende de 400 euros.

Que retenir de tout cela ?

A aucun moment le témoignage des parents n’a été retenu. Il n’y a rien dans le jugement qui évoque la façon déshumanisante dont ils ont été traités. La justice n’a pas accordé foi à leur version (prononcée séparément) d’un coup de feu sur la camionnette alors qu’elle était déjà à l‘arrêt, ni au fait que le père a déclaré à l’audience d’instruction avoir vu le policier dans les yeux.

Shamdin Chawri, le père de Mawda. © Photo : Françoise Nice

Il reste du flou sur ce qui s’est passé et dans a camionnette et dans les premières heures de l’enquête, avec des mensonges et des négligences des policiers et des membres du parquet. L’enquête du Comité P a été menée de manière pas vraiment consistante. Les policiers se sont revus juste après l’enterrement de la victime et ont conclu à une « opération réussie ». Enterrement qui a été un moment prévu le lendemain des faits, dans le carré des indigents à Mons. Vite, très vite. Mawda a été inhumée le 30 mai au cimetière d’Evere avec plusieurs centaines de personnes vêtues de blanc, choquées par cet acte de violence policière, une catastrophe rendue possible par les opérations Médusa décidées par le gouvernement Michel et son ministre de l’Intérieur de l’époque Jan Jambon.

Tout est dit ?

Au sortir du tribunal, vers 19 heures, les parents ne disaient rien, haussaient les épaules dans une réaction d’impuissance. Je n’ai pas osé les questionner. Les autres journalistes ne sont pas non plus allés vers eux. Leur situation devait être difficile, d’autant plus embarrassante que le secrétaire d’état à l’asile et à la migration Sammy Mahdi avait rendu public, le matin-même sur les ondes de la RTBF radio, sa décision discrétionnaire prise en décembre de leur accorder un droit de séjour illimité en Belgique pour qu’ils puissent faire leur deuil de manière apaisée.

Dans le soir du 13 février, Beatrice Delvaux écrit : « Le geste de Sammy Mahdi est le premier vraiment digne posé par nos autorités dans cette affaire ». « Deux ans et demi après les faits, les parents de Mawda sont enfin considérés comme les victimes : victimes de ces guerres qui les ont forcés à quitter leur pays, victimes de passeurs qui leur ont extorqué leur argent et les ont mis en danger de mort à de multiples reprises, victime de la police belge lancée dans une poursuite qu’elle n’était pas capable de maîtriser, victimes des ratés de la politique de migration européenne ». Tout est dit ? Non. Pour l’avocate de la famille, « toutes les responsabilités de l’Etat ont été éludées ».
Del et Dilman pourraient encre être condamnés à Liège dans le volet « trafic d‘êtres humains ».

L’avocat du policer fera-t-il appel ? son client a l’impression de ne pas avoir été entendu et d’voir été abandonné par l’Etat belge. Jacinto va-t-il pouvoir reprendre du service comme s’il ne s’était rien passé ? Il a exprimé ses regrets, affirmé que sa vie a basculé depuis cette nuit de mai 2018 : va -t-il changer d’affectation voire de métier ? on ne sait pas ce qu’il a fait dans les heures précédant sa brutale, rapide et fatale intervention dans la course-poursuite ? on sait juste qu’il n’avait pas pris d’alcool. Dans quel état était ce policier envoyé en intervention vers 2 heures du matin ?

Plus largement, quelle sera la pédagogie de ce jugement auprès des policiers ? Les opérations « Médusa » de traque de migrants sur les routes vont -elles être maintenues ? repensées ?

Est-ce une bonne justice qui a été rendue ? 4 ans de prison pour le chauffeur présumé et sa conduite dangereuse, 1 an avec sursis pour l’auteur du tir, plusieurs activistes et défenseurs des droits humains y voient un déséquilibre manifeste.

La place est maintenant aux politiques pour voter ou non l’installation d’une commission d’enquête parlementaire. A ce stade, seul le PTB y pense, le député fédéral écolo Simon Moutquin plaide lui pour une nouvelle enquête du comité P, un député socialiste flamand compte bien interpeler le gouvernement, de même que François De Smet (Défi) sur l’aspect plus global des voies migratoires. Au Parti socialiste, la discussion est en cours. La pétition lancée par le comité Justice pour Mawda a été signée par plus de cinquante associations, dont l’UPJB, et plus de 1500 personnes. Sur le plan judiciaire encore, DEI, Défense des enfants international s’apprête à déposer plainte contre l’Etat belge pour les fautes commises à l’égards des mineurs d’âge qui étaient présents dans la camionnette.
Donner des papiers à la famille de Mawda n’efface pas plus le drame qu’il n’éteint le scandale. Promettre une gestion plus humaine et efficace de frontières à renforcer comme le promet Sammy Madhi n’augure pas d’un apaisement. La question des violences policières sans sanction est suffisamment actuelle que pour que tout soit mis en œuvre pour éviter leur répétition.

Françoise Nice

 

À écouter : Le podcast “Le prévenu que personne n’a entendu”.

Marie-Aurore d’Awans, Pauline Beugnies et Kristin Rogghe préparent un spectacle sur la tragédie de Mawda. Les parents de Mawda sont partie prenante du défi artistique.

Elles ont suivi le procès de Mons, et, choquées par le mépris témoigné par le tribunal de Mons le 10 décembre, en toute fin d’audience, quand le droit à la parole fut quasi refusé aux deux prévenus présumés, chauffeur et convoyeur, elles ont décidé de reconstituer cette scène dans un podcast: “Le prévenu que personne n’a entendu”.

Parce que le droit de tout justiciable à un procès équitable a été quasiment refusé ce jour-là aux deux inculpés, alors que le policier auteur du tir, fils d’immigré portugais devenu belge et maîtrisant le français avait pu longuement s’exprimer et en appeler à l’humanité de la cour. Parole refusée aux deux réfugiés irakiens, prévenus comme le policier, mais enfermés au propre et au figuré dans le rôle de « migrants passeurs donc criminels ».