Les quatre questions

YLV

Texte lu à l’occasion du Pessah de l’UPJB – 27 avril 2019

 

Q0 : Pourquoi cette nuit est-elle différente des autres nuits ?

« Pourquoi cette nuit est-elle différente des autres nuits ? » précisément parce que à Pessah nous donnons de l’importance à la question posée. Plus encore qu’à la réponse apportée. On pourrait dire que, « juif » ou « pas juif », fêter Pessah, être un citoyen ouvert sur le monde qui nous entoure, être un mensh, ce n’est pas apporter de « bonnes » réponses aux questions que l’on se pose. Ce n’est pas répéter les réponses qu’on nous a inculquées, ce n’est pas ânonner les réponses qu’on attend de nous de répondre. Fêter pessah, que l’on soit juif ou non, c’est reconnaître l’importance de poser les bonnes questions. C’est questionner encore et encore le monde qui nous entoure, jusqu’à parvenir à l’appréhender dans toute sa complexité, non pas à partir des réponses qu’on nous apporte, mais bien à partir d’un enchevêtrement de questions que l’on en vient à (se) poser. Donc, je dirais que cette nuit n’est pas comme les autres nuits, d’abord et avant tout, parce que, précisément, on demande au plus jeune d’entre nous de poser les bonnes questions. Et que à travers lui, on s’impose collectivement de prolonger les questions qui sont portées à nos oreilles par les plus jeunes.

Deuxièmement, et d’un point de vue plus contextualisé, je dirais que lorsqu’on traverse un désert (et le désert est aujourd’hui autant réel que symbolique (qu’il s’agisse d’un désert émotionnel, familial, amoureux ou politique), que c’est lorsqu’on traverse ce désert qu’il est nécessaire de se « souvenir » de ceux qui, avant nous, l’on traversé. Non pas pour nous lamenter, mais pour puiser dans la force de nos aînés, de ceux qui nous ont précédé, l’énergie dont nous avons besoin pour continuer la marche. « Pourquoi cette nuit est-elle différente des autres nuits? », Parce que cette nuit, plus que toute autre nuit, nous ne cachons pas nos faiblesses, et nous nous souvenons que d’autres avant nous on fait de cette faiblesse une force d’émancipation et de liberté.

 

Q1 : Toutes les autres nuits nous pouvons manger du pain levé, pourquoi cette
nuit ne mangeons-nous que du pain non levé ?

J’aurais dû commencer par te répondre que c’est parce que la pâte du pain de nos ancêtres n’avait pas eu le temps de fermenter avant de quitter l’Egypte ainsi qu’il est écrit dans la bible : « de la pâte qu’ils avaient emportée d’Egypte, ils firent des galettes azymes. Car la pâte n’avait pas fermenté parce que repoussés d’Egypte, ils n’avaient pas pu attendre et ne s’étaient pas munis d’autres provisions. ».

Dans le contexte d’aujourd’hui, je préfèrerais répondre que nous mangeons cette nuit de la matzah, pour nous rappeler que dans l’urgence de la fuite, seul le stricte nécessaire est à emporter. Comme nos frères et sœurs migrants qui prennent aujourd’hui la route pour fuir tantôt la guerre, tantôt la misère ou la reppression et partent à l’assaut du désert de la Méditerranée. Dans cette fuite urgente, eux aussi n’ont le temps de prendre que le strict minimum. Pour paraphraser un des mes amis arrivé en Belgique ces dernières années : « Quand je suis parti je n’ai presque rien pris. Un smartphone pour rester en contact avec ma famille restée au pays, et également contacter les passeurs une fois la Méditerrannée passée ; deux ou trois caleçons propres (parce qu’on ne sait pas quand on pourra se laver) ; une photo de mes parents et de mon petit frère que je ne suis pas certain de revoir, et un petit peu de pain, trois fois rien, juste de quoi tenir quelques jours car on ne sait jamais la prochaine fois qu’on pourra manger. Pour tout le reste, nous prions pour que le désert que l’on traverse ne soit pas trop rude et qu’il mette sur notre chemin les ressources nous permettant de tenir jusqu’à destination ».

Aujourd’hui, nous mangeons de la matzah pour nous rappeler de la lourdeur de tout départ dont la destination est incertaine.

Q2 : Toutes les autres nuits nous mangeons n’importe quelle sorte d’herbes, pourquoi cette nuit ne mangeons-nous que des herbes amères ?

Je devrais te répondre que nous mangeons cette nuit des herbes amères pour nous souvenir que les Égyptiens rendirent amère la vie de nos ancêtres en Egypte. Ainsi qu’il est écrit dans la Bible : « Les Égyptiens asservirent durement les enfants d’Israël. Ils rendirent leur vie amère par des travaux pénibles, avec l’argile et les briques, et d’autres travaux et corvées dans les champs ».

Aujourd’hui je voudrais te dire que nous mangeons des herbes amères pour rester connectés à celles et ceux qui aujourd’hui font face à l’amertume du quotidien. Non pas pour les plaindre, mais pour nous lier à eux. Et espérer, avec eux, que les douceurs qui finiront par arriver balanceront l’âpreté des herbes que nous mangeons à l’instant. Je pense en particulier à mes camarades sans-papiers qui attendent depuis plus de dix ans que le gouvernement de notre pays leur attribue la citoyenneté pour laquelle ils luttent depuis trop longtemps. Je mange aujourd’hui ces herbes amères en formulant le souhait que l’année prochaine je trinquerai à la santé de l’égalité entre les individus avec mes amis de la Coordination des sans-papiers de Belgique, qui seront devenus citoyens belges. Et aux victoires à venir.

Q3 : Toutes les autres nuits nous ne trempons pas les aliments dans l’eau salée. Pourquoi cette nuit les trempons-nous deux fois ?

Nous trempons nos aliments dans l’eau salée pour nous rappeler les larmes versées par nos ancêtres lorsqu’ils étaient esclaves. Mais aujourd’hui nous trempons nos aliments dans l’eau salée car nous voulons montrer notre solidarité dans la tristesse avec celles et ceux qui sont encore au milieu du desert. Aujourd’hui, en trempant nos aliments dans l’eau salée, nous partageons les larmes de la famille de Mawda, cette petite fille kurde, tuée par une balle de la police sur une autoroute non loin de la ville de Mons et alors qu’elle migrait vers l’Angleterre. Aujourd’hui nous partageons les larmes de la famille de Adama Traore, ce jeune homme retouvé mort par étouffement dans une geôle de la gendarmerie de Persan à Beaumont-sur-Oise et à qui personne ne répond plus. Nous partageons les larmes de la famille de Ali Arrass, ce belgo-marocain, retenu injustement dans les prisons marocaines et à qui la Belgique refuse toute aide consulaire. Nous partageons les larmes de la communauté musulmane de Christchurch victime de l’attaque d’un suprématiste blanc galvanisé par les sotises de la « théorie du grand remplacement ». Nous partageons enfin les larmes de nos amis sri-lankais victimes récemment d’une des attaques terroristes les plus meutrières de ces dernièrs années.

Aujourd’hui nous trempons nos aliments dans l’eau salée, pour nous rappeler que les larmes n’ont pas de couleur, pas de religions, pas d’opinion. Les larmes sont ce qui nous est de plus commun.

Nous partageons leurs larmes, non pas uniquement pour pleurer avec eux, mais pour que nos larmes conjuguées aux leurs leur donnent la force de poursuivre leur quête de justice. Nous partageons leurs larmes car nous partageons leur quête de justice.

Q4 : Toutes les autres nuits, nous mangeons et buvons assis ou accoudés, pourquoi cette nuit sommes-nous tous accoudés?

S’accouder en mangeant était à l’époque un luxe réservé à la noblesse. De la part de l’esclave que nous étions, cela eut été le comble du défi au pouvoir absolu. Nous mangeons accoudés cette nuit pour célébrer notre libération.

Aujourd’hui, nous mangeons accoudés parce que nous sommes debout. Et être debout sera toujours la première étape pour avancer. Nous mangeons accoudé non pas par luxe, ou encore moins par noblesse. Nous sommes acoudés parce que nous défions le désert qui est devant nous. Nous mangeons accoudés et nous formulons le vœux suivant : puisse sa traversée diminuer l’ampleur apparente du désert qui se dresse devant nous.

Vive l’UPJB

Longue vie à vous tous et toutes, et surtout aux plus jeunes d’entre nous.

Bonne fête de Pessah à toutes et tous.

 

YLV – avril 2019