[Lettre à Unia] Le carnaval d’Alost et les limites à la liberté d’expression

Lors du dernier carnaval d’Alost, l’UPJB et ses membres ont été, comme beaucoup d’autres personnes juives et non juives, choqué·e·s par la présence d’un char reprenant tous les poncifs de la caricature antisémite. À ce propos, nous avons écrit à Unia – le Centre interfédéral de lutte contre les discriminations – dont la réaction nous avait déçu.
Cette lettre, que vous pourrez lire ci-dessous et que nous rendons aujourd’hui publique, a été rédigée de façon constructive. Comme service public, Unia est un outil indispensable à la défense des droits humains fondamentaux dans notre société. En ce moment, cette institution fait l’objet de nombreuses attaques, notamment de la part du Vlaams Belang et de la N-VA. Les critiques de l’UPJB sont d’un autre ordre et s’inscrivent dans le partenariat de confiance que nous souhaitons entretenir, au même titre que d’autres associations de la société civile, avec cette institution.

Concerne : le carnaval d’Alost et les limites à la liberté d’expression

L’UPJB apprécie beaucoup le travail d’Unia. Nous sommes heureux qu’existe en Belgique une institution publique consacrée, entre autres, à la lutte contre le racisme et les discriminations. On le sait, le racisme comporte deux grandes composantes : le racisme structurel, qui se traduit en discriminations de fait largement inconscientes, et les « crimes de haine », qui vont des petites incivilités (tags, insultes) jusqu’aux crimes de sang. Les unes et les autres sont nourries par des stéréotypes et des clichés qui attribuent aux groupes victimes des traits caricaturaux justifiant qu’on les dévalorise, voire qu’on s’en prenne à eux.

Le cortège du dernier carnaval d’Alost a poussé l’étalage de stéréotypes visant les Juifs au-delà du supportable. Difficile d’imaginer pire que ce char représentant des Juifs au nez crochu assis sur des sacs d’or et entouré de rats… et ce n’était pas une première.

Nous attendions, de la part d’Unia, une condamnation morale sans équivoque de ces pratiques. Celle-ci n’est pas venue. Dans un rapport bien argumenté (https://www.unia.be/files/Documenten/Publicaties_docs/Carnaval_2019_FR.pdf), Unia nous invite à prendre en compte le caractère singulier du carnaval : celui-ci est une institution populaire séculaire à caractère local, où on se permet de transgresser tous les interdits pendant trois jours, en guise de défouloir pour que la société puisse être pacifiée le reste du temps.

Cette approche est aujourd’hui doublement dépassée.

D’abord parce que, des événements à caractère local, ça n’existe plus. Le village est devenu mondial. En 2005, les caricatures islamophobes d’un petit journal satirique danois ont mis la planète en ébullition. Et la lointaine Unesco va se pencher sur le sort du carnaval alostois.

Ensuite parce que, ces dernières années, à côté d’un racisme structurel qui ne recule pas et a même tendance à s’amplifier, on assiste à la multiplication de crimes de haine racistes. Le dernier commis à Halle-sur-Saale (Allemagne) le 9 octobre 2019, a visé simultanément des juifs religieux et des musulmans turcs, faisant suite à des attentats du même type aux États-Unis et en Nouvelle-Zélande.

Ces attentats sont nourris d’un imaginaire entretenu par un certain « folklore », par des plaisanteries grasses, par des clichés lourdingues. Pris séparément, chacun de ces éléments est peut-être innocent, et nous entendons les protagonistes du carnaval d’Alost quand ils protestent à Unia de leurs bonnes intentions et ne comprennent pas ce qu’on leur reproche. Mais dans un processus de racisme structurel, il ne faut pas espérer que chaque acteur individuel soit conscient de la portée de ses propres actes et soit capable de se réguler tout seul.

La résonance du carnaval d’Alost est un fait observable. Ses images ont largement circulé, les réseaux sociaux s’en étant chargé. Comme d’autres, elles nous ont profondément blessés, tandis qu’à l’inverse certains se retrouvent confortés dans leurs stéréotypes. Aujourd’hui, ricaner à propos des Juifs, des Noirs ou des Musulmans en répercutant les pires poncifs les concernant et alors que ceux-ci sont les cibles principales des crimes racistes, cela ne peut plus être considéré comme une innocente plaisanterie. Ces images ont un impact qui dépasse largement les trois jours du carnaval et elles ont un effet direct sur ceux qui décident de passer à l’acte.

Nous connaissons les débats sur la liberté d’expression et sur le droit au blasphème. Il ne nous appartient pas de décider ce qui doit faire l’objet de poursuites judiciaires ou non. Mais, à nos yeux, une chose est sûre : dans cette affaire, on ne peut pas non plus, comme le fait Unia, se contenter d’une position de médiation entre les deux parties en leur disant « parlez-vous ».

Nous savons, par ailleurs, qu’Unia marche sur un fil après que la Région flamande ait envisagé de se retirer de l’institution. Nous savons aussi que la « Denderstreek », où se trouve Alost, est la région qui a voté le plus à l’extrême droite lors des dernières élections et qu’on n’y acceptera pas facilement des « leçons de morale » venues de l’extérieur. Mais il nous importe aussi qu’Unia puisse conserver la confiance des groupes victimes des différentes formes de racisme, comme ici d’antisémitisme. Si nous pouvons compter sur vous, vous pourrez compter sur nous.