[Lire] « Elle était une fois », un voyage dans la vie d’une inconnue par Yaël Neeman

Par Tessa Parzenczewski

Elle s’appelait Pazith. Yaël Neeman ne l’avait croisée qu’une fois, entre deux portes, mais se rappelait son rire en cascade.  Elle s’appelait Pazith, mais auparavant elle s’était appelée Sylvia. En ces temps-là, en Israël,  dans les années 50, les noms d’avant s’effaçaient… Fille de survivants,  elle était née en Israël, plusieurs de ses condisciples  étaient arrivés plus tard, avec ce que l’on a appelé l’émigration Gomulka, du nom du dirigeant polonais qui symbolisait une période d’antisémitisme virulent.

15 ans après la mort de Pazith, Yaël Neeman s’embarque dans une étrange biographie. « On m’a sans cesse demandé pourquoi j’écrivais sur elle, et je me suis sans cesse posé la question. Non pas parce que je l’ai connue, je ne l’ai aperçue que quelques instants, appuyée au montant de la porte chez Ruthi. Non pas parce qu’elle était célèbre. Elle ne l’était pas. Ni pour ce qu’elle avait laissé derrière elle, elle a distribué et effacé tout ce qu’elle possédait et n’a rien laissé ».

Commence alors un long périple. Au gré des rencontres, dans une sorte de chaîne où se reconstitue tout un réseau de relations, l’auteure questionne, explore, tente de cerner une personnalité qui se dérobe, car Pazith a organisé son effacement: « Pazith a fait don de son corps à la science, elle n’a pas eu d’enterrement. Souvent, dans ce cas, on organise des funérailles tardives, symboliques, mais elle s’est donnée totalement, elle voulait qu’il ne reste rien d’elle, pas une photo (sur les rares qu’elle a gardées, avec ses parents ou avec sa première chatte, elle a découpé sa tête ou l’a couverte d’un autocollant), pas un livre (elle a effacé de ses livres toutes les petites notes dans les marges, a passé du Tipp-Ex sur les deux faces de la page pour que rien ne se voie, même à la lumière, puis elle les a distribués à ses amis. Ceux qu’elle aimait le plus, elle les a jetés dans les conteneurs pour les soldats, parce qu’elle était sûre qu’ils y seraient broyés), pas une tombe. »  Des fragments de vie émergent: traductrice de l’anglais, éditrice , Pazith baignait dans le milieu littéraire.  Sous la plume de Neeman, les témoins se pressent: « Yaacov m’a raconté, Sarah m’a écrit, Renya m’a écrit, Tsila m’a raconté…   » Finalement une esquisse se dessine: une femme tourmentée, tentée par le suicide, plusieurs tentatives, mais aussi attentive à l’autre et nimbée d’une sorte d’aura. Elle décédera du cancer le 29 novembre 2002. Elle avait 56 ans.

Au-delà de ce parcours individuel, Yaël Neeman nous plonge dans un milieu particulier, le monde culturel  où se côtoient écrivains, artistes,   et où circule aussi une pensée dissidente, loin du consensus général. Mais toujours, à l’ arrière-plan, dans les mémoires, la tragédie initiale: » A ce moment-là, les choses n’étaient pas encore nommées.

La Shoah s’appelait « la guerre », « là-bas », ou ne s’appelait pas du tout. On ne parlait pas encore de « deuxième génération », ils étaient tous une sorte de première-génération-virgule-un, leurs parents étaient comme des kangourous désespérés portant dans leur poche des enfants nés au cours de ces deux années particulières – laps de temps unique, puisqu’on sortait à peine des camps, des maquis et de la clandestinité ».

Un récit sans une once de fiction, où tous les noms sont réels et où les nombreuses citations – Thomas Bernhard, Kafka, Natalia Ginzburg, Primo Levi… – jettent,  entre ombre et lumière, des éclairages aux nuances multiples.

YAËL NEEMAN, Elle était une fois, Traduit de l’hébreu par Rosie Pinhas-Delpuech et Laurence Sendrowic, Actes Sud, 300 p. 22,50€.