[Lire] Éparses : Avec Georges Didi-Huberman au cœur des archives du ghetto

Par Tessa Parzenczewski

Éparses, les archives de papier que Georges Didi–Huberman a consultées et photographiées pendant quatre jours à l’Institut historique juif de Varsovie. Archives rassemblées par Oyneg shabes (la joie du shabbat), le groupe constitué autour de l’historien Emanuel Ringelblum  afin  de collecter toutes les traces, même les plus anodines en apparence, pour témoigner, pour transmettre aux « archéologues » d’un futur incertain. Une quête clandestine, périlleuse. Lettres personnelles, comme autant de cris d’un ghetto à l’autre, billets jetés des trains pour Treblinka,  presse clandestine, témoignages, photos, dessins,   devoirs d’enfants, poèmes, chansons, échos d’activités artistiques et même, poignants, emballages de bonbons…  « C’est donc une archive de voix atterrées, de faits atterrants, de papiers enterrés. C’est une archive de choses modestes et terriblement terre à terre : papiers de peu, tour à tour médiocres et bouleversants. C’est la littérature mineure d’une minorité qui meurt, c’est–à–dire d’un événement majeur de l’histoire. On le voit tissé des plus simples gestes de la survie quotidienne, gestes de grandeur dans la misère, gestes non épiques ».

Rassemblés dans des boîtes en métal, enterrés sous la cave d’une école clandestine, attaqués par l’humidité et les moisissures, les documents furent  néanmoins sauvés mais peu exploités.  Georges Didi-Huberman a photographié des écrits, des photos aussi, on les retrouve dans son essai, tout en grisaille, comme entourés de brume. Des visages surgissent, un enfant mendiant, la silhouette d’un policier juif…  police que Ringelblum dans son « Journal » qualifie d’une « police de gangsters » ou d’une meute de « gestapistes juifs ». Toujours en scrutant les photos, Didi-Huberman  note: « De jeunes et robustes Juifs polonais ayant accepté ce sale boulot comme garantie de certains privilèges : privilèges bien provisoires, d’ailleurs, puisqu’ils finiront, comme les autres, par tout perdre et par se faire assassiner. On les voit à l’œuvre dans des actions apparemment plus répressives. Ils gèrent les flux innombrables en route vers l’Umschlagplatz. On voit souvent, dans un coin de ces images, la silhouette massive d’Adam Czerniakow, le président du Judenrat. Jamais il n’arbore d’expression particulière. C’est comme si le désarroi éthique et l’infinie tristesse qui devaient l’étreindre déréalisait, en quelque sorte, sa présence active dans des scènes où il était contraint, pour protéger son peuple, de lui faire violence. »

Au fil des brefs chapitres, où émergent les paroles déchirantes d’un peuple terrorisé, Georges Didi-Huberman évoque certains aspects inimaginables de cet enfermement, du côté de la vie, comme l’attention portée à l’éducation des enfants, avec notamment l’ouverture d’une bibliothèque qui leur est destinée.  En se basant sur le « Journal » de Ringelblum, l’auteur donne aussi écho aux premiers frémissements  de révolte…

« Éparses, les mises au monde de notre histoire. La destruction éparpille tout : choses, corps, âmes, espaces, temps. Tout est fracassé, fractionné, fragmenté. On ne verra d’abord que les gravats. Tout est déchiré. Tout part, en morceaux épars, à la dérive. Plus rien n’est un. Mais, de ce multiple en éclats, il peut naître aussi quelque chose, pour peu qu’un désir se lève à nouveau, qu’une voix s’élève, qu’un signe soit jeté vers le monde futur, qu’une écriture prenne le relais. »

Un texte bouleversant, chargé d’émotion et riche en réflexions, sur ce lieu tragiquement emblématique, où nous sommes nombreux à avoir perdu toute trace de nos familles.

Georges Didi-Huberman, Éparses. Voyage dans les papiers du ghetto de Varsovie, Minuit, 2020.