[Lire] Imaginer avec Philip K. Dick. Voir le pouvoir, à vous de voir.

La chronique de Noé Gross, philosophe.

À propos de David Lapoujade, L’Altération des mondes. Versions de Philip K. Dick, Paris, Minuit, 2021, 160 p., 16€.

C’est un monsieur qui se balade d’un pas accéléré dans la banlieue d’une ville en Californie et qui trébuche sur des mondes. Alors il se réfugie dans son appartement pour reprendre ses esprits et il écrit, il écrit sur tout ce qu’il a vu, ou à moitié-vu, ou cru voir, en marchant lors de cette journée qui semblait paisible en apparence – ou était-il en train de rêver ? Ce monsieur s’appelle Philip K. Dick et il est persuadé d’une chose : il y a quelque chose du visible qui semble impossible à voir, quelque chose du visible qui résiste à la perception, quelque chose d’invisible. Il faudrait pouvoir trouver un passage qui y mènerait, il en est convaincu, il doit en exister un se dit-il, peut-être appelle-t-on ce passage « science-fiction », SF pour faire court.

Il faut passer. Il faut donc inventer des passages. Mais des passages vers où ? Vers quels types de mondes nouveaux ? A la question « pourquoi la science-fiction ? », Philip K. Dick, qui disait quelque part qu’elle était « le terrain des idées imaginatives », répondrait sans doute que c’est parce qu’elle seule est capable de loger dans une intrigue une imagination aussi riche en mondes. Trouver des passages vers d’autres mondes, vers des mondes multiples, multipliés, vers des perspectives nouvelles, la SF a toujours eue cette ambition d’imaginer, à l’excès, d’autres mondes possibles.

Il faut passer. Il faut donc inventer des passages. Mais comment accéder à ces autres mondes ? Il doit y avoir des portes secrètes, des brèches dans notre monde pour qu’on puisse s’en échapper. Ou pour pouvoir continuer à vivre dedans après sa ruine. Car si le monde est ruiné, même si notre monde intime est ruiné, c’est bien dans les brèches, dans tout ce qui s’en est déjà écarté, que résidera un espoir de vivre malgré tout, de survivre, de revivre, après tout. Ces brisures, ces brèches, lorsqu’elles mènent vers des mondes autres, constitue une incommensurable ressource de recommencement. Mais, dans ces recommencements, il y a, comme toujours chez Dick, un danger qui risque de nous faire basculer dans la folie.

Car il se pourrait bien que le monde dans lequel nous vivons soit le carrefour d’énormément de mondes aux détails minuscules, parfois invisibles, qui agissent, qui font bifurquer, qui retournent notre manière de croire vivre de manière univoque. Il se pourrait bien, même, que quelqu’un nous habite comme on habite un monde, ou encore que le monde de quelqu’un nous habite, comme s’il habitait notre monde. Tel était le projet de Glissement de temps sur Mars : saisir l’invasion du monde de quelqu’un par le monde de quelqu’un d’autre. Notez comment la SF attache toujours plus d’importance aux mondes dans lesquels vivent les personnages qu’aux personnages eux-mêmes. « Pensée par monde », rêves de mythologie, rêves métaphysiques, « effets de mondes », destin du monde. Philip K. Dick ?, « des mondes qui tombent vraiment en morceaux » (12), et la réalité ?, des mondes qui s’effondrent. « On dirait que l’ambition de Dick n’est pas de construire des mondes, mais de montrer que tous les mondes, y compris le monde « réel », sont des mondes artificiels » (13). Partout, des personnages atteints par la folie : « docteur, suis-je en train de délirer ou le monde est-il en train de se détraquer ? » (14).

Pour passer, il faut imaginer. Ceci consistant chez Dick moins à s’extraire du réel qu’à « descendre dans les profondeurs du réel pour deviner quels nouveaux délires y sont déjà à l’œuvre. » (15) Avec Dick et les puissances du délire, la folie se glisse partout, ce qui explique peut-être aussi la voie de la SF. Et le sujet délirant tient le monde objectif pour faux : votre réalité est falsifiée lui dira le psychiatre. Les délires transforment la réalité et les êtres y sont éventuellement métamorphosés : il n’ont plus totalement la même apparence, ou ils n’apparaissent plus de la même manière. Les mondes de Dick, « ce sont des mondes où les morts reviennent à la vie, où des spectres rôdent, des automates s’animent, ou l’étrange, le monstrueux, l’anormal sont légalement admis » (22). « Ce ne sont pas seulement les personnages qui sont fous, c’est le monde lui-même qui délire (…) altéré par des phénomènes inexplicables » (22).

Dans son livre L’Altération des mondes, le philosophe David Lapoujade montre comment chez Dick la guerre des mondes est une guerre des psychismes. Lutte des psychismes dans des « intermondes », des entre-mondes traversés par d’autres. N’est-on pas captif de l’univers mental de quelqu’un ? peut-on se poser sans cesse dans les nouvelles de Dick où les personnages se livrent une bataille acharnée dans la lutte des psychismes à imposer leur réalité. Des mondes délirant des personnages tout aussi délirants pourraient bien constituer le monde réel. Chez Dick, un monde appartient toujours à celui qui en contrôle les apparences. Vous pensez que vous avez un monde bien à vous quelque part mais comment en être sûr lorsque toutes les apparences commencent à échapper à votre propre contrôle ? Il faut lutter, inexorablement pour ne pas se voir dépossédé de son monde, colonisé par un autre monde, un autre psychisme. Il y a des voleurs de monde : voler le monde comme opération de colonisation, s’approprier la planète et dissimuler le vol à l’aide de mondes-écrans (94). Les exclus n’ont plus de monde dans un monde coupé entre les parcs d’attraction payants du capitalisme et les camps d’exclus à la périphérie. N’est-ce pas justement ce monde ci qui est « faux » ? On sent des interférences entre les mondes, des collisions de plusieurs mondes, des confrontations toujours entre les mondes : « un monde inquiétant s’immisce dans le monde familier et menace d’en bouleverser l’ordre. » (52). Il y a une brèche dans ce monde, peut-être la réalité n’était qu’une succession de rêves, peut-être que la philosophie a trop longtemps fait semblant de rêver, peut-être faudrait-il vraiment réveiller ses rêves ?

Il faut passer, peut-être en réveillant ses rêves. Car « comment continuer à croire dans ce monde sans accepter les falsification qu’on nous impose ? Quelles fictions, quelles réalités inventer qui nous permettent d’y échapper, de le transformer sans retomber dans la fiction des arrière-mondes ? “Tout système affirmant : ce monde ci est lamentable, attendez le suivant, renoncez, ne faites rien, succombez, constitue peut-être le Mensonge fondamental” » (113). Croire au monde, lutter contre la dépossession, paraissent aujourd’hui des attitudes de survie face aux entreprises de colonisation de nos espaces et de nos intimités. Réveiller ses rêves, car les rêves ont depuis longtemps été des formes de connaissance du temps, des manières de rendre visible ce « monde autre » en nous dont aime à parler Dick, peut-être même le moment où le monde devient autre en ce qu’il s’agit de faire l’expérience de cet autre monde et de ses exigences dans leur manière de prévenir ce qui va venir. Depuis longtemps des historiens se sont intéressés à la manière dont les rêves peuvent nous faire voir l’actualité, c’est-à-dire non pas ce que nous sommes mais ce que nous sommes en train de devenir. Parce que les manières dont on rêve le moment historique que nous traversons peut être une méthode pour saisir ce qui s’annonce dans ce qui s’énonce ici et maintenant.

Il faudrait alors moins parler d’utopie pour aborder les rêves ou la science-fiction, mais tenter de voir en quoi l’imagination qui y est à l’œuvre, et pas seulement l’imaginaire, nous porte moins vers d’autres mondes non réels, mais vers ce monde ci dans son altérité radicale, au moment de sa métamorphose. Imaginer alors, mais pour quoi faire ? Comment savoir si on repart ou si on répare ? Premier moment dickien, avant le recommencement, la réparation. Chez Dick il faut tout reconstruire. « Peut-être est-ce finalement cela la caritas dickienne : devenir le réparateur d’une machine-monde détraquée par les armées d’ingénieurs qui, de leur côté, sont persuadés d’en obtenir le meilleur rendement. » (142). Le bricoleur vient après la destruction, sans autre choix que de « recoller les morceaux, de rapiécer, de raccommoder des fragments de monde, non pas pour reconstituer le monde d’avant puisqu’il était invivable, destructeur, mais pour créer justement de nouvelles poches de mondes vivables, créer une forme de continuité vivante, en favorisant la circulation des sympathies. Réparer n’est pas restaurer, c’est même tout le contraire. Peut-être ne le savent-ils pas au début, mais les hommes créent des mondes invivables, des machines parfaites mais irréparables qui font du bricoleur l’homme de l’avenir. (…) Il ne s’agit pas de penser de grandes totalités hors de portée de toute action individuelle (“la” société, “le” capitalisme, “le” monde) sinon pour montrer comment elles s’effondrent. Si Dick les fait s’effondrer, c’est pour les reconstruire, les rafistoler autrement. Nous allons reconstruire un monde, mais à notre manière, avec les moyens du bord. C’est ainsi que se forment des alliances, communautés ou bandes de réparateurs chez Dick. » (142). Le monde est à construire, à réparer, rafistoler par communautés. Chez Dick le monde n’est ni le meilleur, ni le pire, mais il peut être amélioré ou réparé. Depuis les marges où elles vivent, les  communautés peuvent se resocialiser autrement, et la jeunesse a une puissance presque intrinsèque, une force spontanément désobéissante, surtout quand elle fait preuve d’une imagination excessive.

© Illustration: Jones, pour l’édition de 1970 de Ubik.