Mémoire rouge

Laurence Vanpaeschen

J’ai entendu que chez toi,
la mer était belle, avant.
On dit qu’elle a bercé vos civilisations.
Mais je l’ai vue avaler les femmes et les hommes
qui avaient cru, comme moi,
que chez toi la vie serait meilleure et moins violente.
Que là-bas, les mères ne mouraient pas de voir leurs enfants
affamés, bombardés, torturés, violés, vendus, disparus…
Ils ne savaient pas que d’autres hommes
avaient transformé les vagues en murs,
les phares en miradors.
La mer en fosse commune.

Regarde ce qu’ils font de nous.

J’ai entendu que chez toi,
des villes avaient changé de nom,
par ce qu’y ont fait des hommes.
Qu’elles n’évoquent plus que des camps,
charrient des noms effacés, des voix asphyxiées.
Qu’elles sont devenues charniers,
où l’histoire pue dans toutes les langues.

Qu’avez-vous fait de vous ?

Chez toi, les mots sont étranges.
On dirait qu’ils ont perdu leur route, le chemin de la vie.
Jungle, selva, forêt, souffle, profusion, germe, êtres…
Calais, Moria Lampedusa, Subotica, Patras, Igoumenitsa, Melilla…
Je ne comprends pas vos langues.

Regarde ce qu’ils font de nous.

Ils nous frappent.
Ils lâchent leurs chiens sur nous.
Ils prennent nos chaussures et nos téléphones.
Ils nous frappent.
Go back to your country !
Ils ne disent rien d’autre.
Ils ne nous parlent pas, ne nous regardent pas, répètent les ordres.
Seulement les ordres.
Go back, or I’ll kill you.

Ils nous poursuivent avec leurs hélicoptères, leurs bateaux, leurs fusils.
Ils nous frappent.
Ils nous traquent avec leurs caméras thermiques,
nous déchirent avec leurs barbelés.
Leurs camps portent les étoiles jaunes de l’argent de l’Europe.

Ils sont entraînés à nous chasser,
le long des frontières, autour des gares,
même dans les maisons et les théâtres.
C’est un nouveau métier, chasseur de migrants.
Ou peut-être pas ?
J’ai entendu qu’avant, ils ont chassé d’autres gens,
le long des frontières, dans les maisons, dans les roulottes.
Qu’ils les ont enfermés dans les casernes ou dans les stades,
même dans les théâtres,
avant de les faire disparaître depuis les gares.

Ils nous frappent.
Ils cassent nos bras et nos jambes.
Nos âmes aussi.

Regardent ce qu’ils font de nous.

Chez toi, les mots sont étranges.
On dirait qu’ils ont perdu leur route, le chemin de la vie.
Plus jamais ça, nunca más, nie wieder, never again…

Qu’avez-vous fait de vous ?

Mon histoire est féroce et liée à la tienne.
Tu ne le sais pas ?
Tes écoles n’enseignent pas leurs crimes.
Les nôtres non plus.
(te souviens-tu des ivoires de ton grand-père ?
Te souviens-tu qu’il livra son frère au werbestelle?)
Les statues de ta ville encensent les massacres.
Ses bâtiments suintent du sang des miens.
Disent la perte d’humanité des tiens.

La colonie n’est plus.
C’est ce que disent tes journaux et tes livres.
Et pourtant, chez moi, on meurt de tes armes.
De l’Europe, je savais la FN avant d’en apprendre le chemin.
Je savais aussi ses bateaux, qui pêchent plus et plus profond,
Qui vident nos rives et transforment nos barques en pateras,
Nos pêcheurs en migrants.
Je savais ses entreprises,
qui construisent les routes et les ponts,
où passeront ses camions,
chargés des marchandises qui te sont destinées.

Les nôtres suivent les chemins clandestins des sables.
Ils sont chargés des bras qui ont cueilli tes fruits,
coupé tes fleurs, pêché tes crevettes,
pompé le carburant de tes voitures.
Des bras qui construiront tes maisons et tes stations de métro,
garderont tes enfants et soigneront tes parents,
promèneront tes chiens, aussi,
laveront le couvert de tes restaurants.

Regarde ce qu’ils font de nous.
Vois-tu ce qu’ils font de vous ?

Nous errons d’esclavage en exploitation,
de déportation en migration,
au gré des besoins qu’ils t’inventent
et qu’ils ont contraint l’Afrique et l’Amérique à satisfaire,
depuis des siècles.

Tu te sers et te perds.
Y penses-tu parfois ?

Y penses-tu quand tu viens t’étendre sur nos plages,
– sur certaines des tiennes viennent s’échouer trop de nos souffles –
gravir nos cordillères et nos djebels,
t’extasier devant les restes des civilisations
dont les savoirs précédèrent ceux des tiennes
et que tes musées momifient ?
Y penses-tu quand tes vacances exotisent nos cultures,
réduisent nos peuples et nos territoires,
en réserves, en souvenirs, en selfies ?

Sais-tu, au-delà des guerres et des misères
par lesquelles ils nous désignent,
nos poésies, nos peintures, nos chansons,
sais-tu nos vies ?

Regardent ce qu’ils font de nous.

Chez toi, les mots sont étranges.
On dirait qu’ils ont perdu leur route, le chemin de la vie.
Plus jamais ça, nunca más, nie wieder, never again…

Que veux-tu faire de vous ?