[Points Critiques n°380] Pilpoul : Sionisme, antisionisme, antisémitisme ?

Propos recueillis par Anne Grauwels

Sionisme, antisionisme, antisémitisme,… sur ces questions brûlantes, Points Critiques a choisi d’interroger deux (autres) voix juives : Guilel Treiber, Israélien, doctorant en philosophie à la KU Leuven, membre de EAJS (Een Andere Joodse Stem, Une Autre Voix Juive en Flandre), Amir Haberkorn, membre de l’UPJB et membre fondateur de EAJS, actif dans des associations à vocation interculturelle.

Comment définissez-vous sionisme, antisionisme et antisémitisme ? Qu’est-ce qu’être antisioniste aujourd’hui?

Amir : Dans les années 1970, le sionisme représentait encore une potentialité. Un autre chemin était possible … Je le dis donc avec tristesse : aujourd’hui, je suis devenu antisioniste. Le sionisme c’est quoi ?
C’est trouver un lieu où les Juifs peuvent vivre en sécurité et se créer une identité nationale. Qu’on partage cette option ou non, il s’agit d’un projet respectable. C’est avoir le droit à l’auto-détermination, mais en coexistant avec des minorités importantes, les Arabes en l’occurrence, une autre culture, une autre langue. C’était de l’ordre du possible. Malheureusement, j’ai dû constater qu’il y avait une logique mortifère dans le sionisme dont on a choisi dès le début les versions les plus nationalistes, les plus excluantes. Aujourd’hui on ne peut plus revenir en arrière, il n’y a plus de place pour une autre minorité.

Guilel : Je ne me définis pas comme antisioniste, mais pas non plus comme sioniste. Je suis a-sioniste ! Il existe une définition historique très large du sionisme : un mouvement national qui a pour but de donner une souveraineté juive en Judée historique. Mais aujourd’hui, et là je rejoins Amir, même si je le trouve un peu trop déterministe, je trouve qu’en effet tous les mouvements nationaux, le sionisme y compris, comportent une logique excluante. Au moment des accords d’Oslo, la résurgence de la droite nationaliste a fait bouger le curseur vers la droite. (cf. l’assassinat de l’artisan de ces accords, Yitzak Rabin). Pour autant, on n’est pas enfermé à tout jamais dans cette logique. Un changement radical reste possible. Même avec l’annexion de leurs territoires, le combat des Palestiniens pourrait se transformer en combat civil et changer la donne. Je ne suis pas pessimiste comme Amir. Bien sûr, la situation peut encore empirer mais un retournement reste possible.

Antisémites de droite, antisémites de gauche …

Venons-en à la question de l’antisémitisme. Si le sionisme est un nationalisme comme un autre, l’antisémitisme n’est pas un racisme comme un autre. L’antisémitisme ne dénigre pas les juifs, au contraire, il leur attribue des pouvoirs qu’on leur envie et c’est pour ça qu’on veut les exclure.

Amir : Ce qui est caractéristique de l’antisémitisme, c’est qu’on y retrouve aussi bien des gens de droite que des militants de gauche et d’extrême-gauche. C’est très particulier. Prenons l’exemple de l’affaire Dreyfus : parmi ses détracteurs, il y avait la droite conservatrice mais également Jules Guesde qui a introduit le marxisme en France. Pour lui, Dreyfus était un bourgeois. L’antisémitisme peut exister dans toutes les situations : sous un régime stalinien, aujourd’hui sous Trump avec une résurgence forte de l’antisémitisme aux États-Unis ( Pittsburgh, Charlotteville…).
Il y a des sionistes qui sont antisémites, prenez Orban ou Filip De Winter du Vlaams Belang. De Winter s’est rendu récemment en Israël. Il considère le pays comme un bon exemple du nationalisme auquel il adhère. Liens de sang, supériorité blanche, etc. Israël, pour lui, c’est la présence de l’Occident au Moyen-Orient.

Guilel : Aux Pays-Bas, les fachos n’admirent pas Israël, au contraire. Quant au discours d’Orban et Cie, qui prétend qu’Israël défend les valeurs occidentales, je le trouve erroné. Le nationalisme israélien est aujourd’hui un nationalisme religieux extrêmement dangereux. S’il s’agissait au départ d’un conflit entre deux mouvements nationaux, nationalistes, sur base laïque (je pense à l’OLP et au Mapam), il s’est transformé à partir de la fin des années 90 en un conflit ethnico-religieux. Cette droite me fait peur. Il s’agit d’une théocratie comme en Iran. Elle utilise l’image biblique d’Amalek, l’ennemi mythique irréductible qu’il faut détruire. Autrement dit, un conflit qui ne peut être résolu par un débat autour d’une table

Amir : J’en reviens à l’antisémitisme. Pour moi, Israël pose là un vrai problème. Le fait que le pays peut se permettre de ne pas respecter la légalité internationale sans être sanctionné alimente des phantasmes antisémites… les Israéliens disposeraient d’un pouvoir occulte.

Et pour vous, Guilel, en tant qu’Israélien, c’est quoi l’antisémitisme ?

Guilel : Ce n’est pas le cas pour moi, mais il est clair que pour la plupart des Israéliens, l’anti-israélisme est la nouvelle forme de l’antisémitisme. Netanyahu y a fortement contribué en invitant après chaque attentat les Juifs de la diaspora à venir en Israël.

Antisémite, la Belgique ?

Est-ce que vous ressentez de l’antisémitisme en Belgique ?

Guilel : Non pas vraiment, mais ce que j’entends souvent c’est «je suis déçu du peuple juif» comme si ce peuple devait avoir une morale plus élevée parce qu’il a vécu la Shoah. C’est une forme de racisme.

Il y aurait donc bien un lien entre antisionisme et antisémitisme ?

Amir : Oui mais ce lien n’est pas automatique. Il y a des antisémites antisionistes (la gauche brune), il y a des antisémites sionistes comme Orban. Ça existe, ce qui est problématique c’est de ramener ce binôme à la formule « antisionisme =
antisémitisme ».

Guilel : En Israël, on a l’impression que tous les médias du monde ne parlent que du conflit Israélo-palestinien, mais quand je suis venu vivre en Belgique, je me suis rendu compte que nombreux sont ceux qui s’en fichent complètement. Certains n’y connaissent rien, d’autres n’en ont même jamais entendu parler ! Le seul conflit que j’ai eu, c’était avec un ami anversois, à propos des ultra-orthodoxes. Pour moi, c’est le test ultime de l’antisémitisme, le lakmoesproef comme on dit en néerlandais : quel est le degré de tolérance envers ce judaïsme si visible ?

L’antisémitisme « musulman »

Les communautés « musulmanes » (1) , quand elles se mobilisent pour les Palestiniens, ne véhiculent-elles pas souvent des stéréotypes vis-à-vis des Juifs ?

Amir : L’antisémitisme des musulmans est souvent lié à une logique d’infériorisation d’eux-mêmes. Les Juifs seraient juste au-dessus d’eux. C’est facile à démonter, c’est moins ancré. Ainsi, lors de mes rencontres dans les milieux arabes, je montre mes photos de Vichniak (le photographe juif des shtetls) qui décrivent un environnement de Juifs pauvres. Il y a une dimension sociale : les immigrés d’origine marocaine sont aussi plutôt dans la pauvreté. Découvrir ces photos, ça crée un lien. Et quand ils retournent au Maroc, ils retrouvent souvent une pauvreté semblable à celle des photos …

Guilel : La question de la situation des communautés musulmanes en Europe est importante. L’Europe est-elle redevenue antisémite ? Je réponds non. Avant de remettre les Juifs contre le mur, on s’en prendra d’abord aux Musulmans, c’est pourquoi il faut travailler avec eux contre cette logique de l’islamophobie et de l’antisémitisme. Même s’il n’y a pas de lien intellectuel ou philosophique, il y a là comme un lien stratégique !

Un lien stratégique, que voulez-vous dire ?

Guilel : Si la montée de la xénophobie et de la droite extrême devait se concrétiser, elle frapperait d’abord les Musulmans, ensuite les Juifs. Marine Le Pen en est un exemple frappant. Dans certaines de ses interviews, elle fait des allusions aux Juifs sans les nommer explicitement. C’est pour elle l’ennemi secondaire, celui qui vient après l’Islam. Ceci dit, un anti-judaïsme presque naturel fait de nos jours partie de la culture musulmane. Ce n’est pas nécessairement de la haine, mais des a priori qui font partie du bagage anti-colonial. Je suis d’origine algérienne et je peux dire que l’histoire selon laquelle les deux communautés vivaient en harmonie est un mythe. Il n’y avait pas de pogroms comme en Europe de l’Est, mais il y avait des ghettos. Les Juifs étaient plus pauvres.

Amir : Mais le monde musulman n’a jamais connu d’antisémitisme d’État comme il y en a eu en Europe où les Juifs étaient les seuls « autres ». Les catholiques avaient exterminé tous les dissidents et conservaient les Juifs comme exemple de peuple déchu, c’est-à-dire de ce qui arrive quand on n’est pas catholique. Je partage le point de vue développé par Hilberg dans La destruction des Juifs d’Europe. Il consacre plusieurs chapitres aux antécédents qui ont rendu possible le génocide nazi. Il y a un lien entre l’antijudaïsme chrétien et l’antisémitisme.

Un antisémitisme de classe

Guilel : Dans les statistiques qu’on utilise pour démontrer que l’antisémitisme est en recrudescence en Europe, on relève le vandalisme contre des cimetières juifs, des magasins etc. Ces pratiques-là ne viennent pas de la droite catholique, elles viennent de jeunes issus de certains milieux populaires qui en général sont d’origine nord-africaine.

Amir : A Pittsburgh, ce sont des blancs…

Guilel : Je ne parle pas des Américains, c’est une planète à part… En Europe, l’antisémitisme est un antisémitisme de classe. Il existe d’une part un antisémitisme populaire, de forme violente mais d’inspiration assez simple, et de l’autre un antisémitisme de l’élite, beaucoup plus dangereux parce que plus complexe, se nourrissant d’autres sources. Ces deux phénomènes ne sont pas les mêmes.

On ne peut quand même pas faire abstraction de ce qui s’est passé en France : cette vieille dame qu’on a sauvagement assassinée parce que juive…

Amir : La France est dans une phase très réactionnaire, il suffit de lire Renaud Camus, un auteur réactionnaire antisémite qui fait partie de l’Académie française, amené là par Finkielkraut ! Il se développe une sorte de symbiose entre des milieux chrétiens réactionnaires racistes et une part du judaïsme qu’ils glorifient pour le moment . Ce phénomène connaît un écho catastrophique dans les milieux musulmans.

Pourquoi chez les Musulmans ?

Amir : Finkielkraut défend à la fois l’État d’Israël et l’Occident. Cette conjonction entre les chrétiens réactionnaires et une partie du judaïsme donne des Juifs une image d’intégration complète et d’opposition aux classes populaires musulmanes. Elle est à la base des images complotistes du genre « Halimi est Juif donc il est riche ».

Autrement dit, c’est la faute des Juifs !

Amir : Non, ce n’est jamais la faute des Juifs, mais il y a beaucoup de phantasmes, y compris dans les milieux juifs, où chaque incident est fortement amplifié. C’est dans la communauté juive qu’on disait que Philippe Moureaux s’était converti à l’Islam…

Guilel : Si on me demande s’il y a un problème d’antisémitisme en Europe aujourd’hui, je réponds par la négative. Mais ce dont j’ai peur, c’est que les antisémites de l’élite trouvent un jour les moyens d’utiliser les ressentiments antisémites des classes populaires à des fins politiques. Un jour ils vont se retrouver, et ça me fait peur.

Amir : oui, c’est possible…

(1) Nous entendons « musulman » dans une acceptation tant culturelle que religieuse. Nombreux sont aujourd’hui les musulmans qui se réfèrent plus à la culture qu’à la croyance religieuse. ndlr