Que se joue-t-il entre les exilés et ceux qui leur ouvrent leur porte ? Depuis 2015, la Plateforme citoyenne de soutien aux réfugiés et ses associations partenaires fédèrent les élans de solidarité d’individus ou de groupes. Cette réponse de fraternité immédiate et concrète n’est pas propre à la Belgique, à Calais et ailleurs, des citoyens, des associations ont répondu « présent ».
L’accueil des réfugiés recouvre bien d’autres enjeux sociétaux, les bibliothèques se remplissent de témoignages de récits, de romans et d’essais. Aperçu de quelques publications récentes.
Hébergeuse parmi 8000 familles, Cen Drine a eu l’idée de recueillir les témoignages qui s’égrènent depuis plus d’un an sur la page Facebook de la Plateforme. L’ouvrage Perles d’accueil, quand la solidarité s’organise (Bxlrefugees-Mardaga) est un grand récit collectif : le lit qu’on prépare, la cuisine où l’on échange des recettes, la joie éblouie de se sentir utile et humain, le cap « bienveillance » maintenu malgré la différence des cultures… Dans les salons, autour des machines à laver, dans les loisirs proposés aux
« amigrands » pour qu’ils puissent souffler à l’abri des violences de la météo et des policiers, c’est un autre rapport à l’autre, et une interrogation sur soi-même et « nos valeurs » qui sont vécus. Sélectionnées par la co-présidente de la plateforme, Adriana Costa Santos, ces Perles d’accueil sont un témoignage très instructif, et déjà, une archive. Car l’accueil d’urgence a fait place à des hébergements en continuité ou en relais entre familles. Les hébergeurs ont découvert l’horreur des Centres fermés, la complexité des procédures administratives à tous les stades. L’urgence, le stress, les factures parfois (même si le réseau 2 euros 50 intervient à la demande) et le silence des politiques pèsent. Il faut passer de l’exaltation des débuts à un flegme et à des compétences professionnelles que chacun n’a pas nécessairement.
La première fois
« C’est pas possible ! on ne peut pas laisser les gens comme ça ! » ça a été le déclic (…). Dans Calais mon amour (Livre de poche), Béatrice Huret raconte le choc de sa première visite dans la jungle de Calais, sa collecte spontanée de vêtements, et la suite : « le vendredi après-midi, j’ai mis cinq ou six sacs dans la voiture, et j’ai pris la direction de la jungle. Je n’avais pas peur de me faire rejeter, encore moins de me faire agresser, je savais à quel point ils avaient besoin d’aide (…) tout de suite mon regard a été attiré par une drôle de hutte face à l’entrée. (…) Sur la façade était écrit « La Maison bleue », en hommage à la chanson de Maxime Le forestier. Il y avait aussi un panneau où l’on pouvait lire « Ici on vend un vaccin contre le racisme » et un autre « Permis de construire ». Enfin, une pancarte « École d’art ». Je me suis dit : « Mais où je suis tombée ? » Quand on pense migrants, jungle, misère, on imagine l’absence de culture, de sourires, de couleurs. Je n’allais pas découvrir un monde enchanté, c’est sûr, mais tout à fait autre chose que ce que j’imaginais ».
L’amour avec Mokhtar, un réfugié iranien va bousculer la vie de cette femme proche du Front National. L’amour, le passage de Mokhtar en Grande-Bretagne (où il a été reconnu comme réfugié) lui vaudront un procès pour « aide à l’entrée, à la circulation ou au séjour irréguliers d’un étranger en France en bande organisée ». Elle risquait 10 ans de prison, elle a été condamnée à 1 an avec suspension de la peine. L’histoire fait penser au procès des hébergeurs.ses de Belgique, en attente suite à l’appel du Procureur général.
Journaliste, Laure Naimski a choisi la fiction : « Le roman, dit-elle, à l’inverse du journalisme, permet de transcender le réel et d’aider à vivre. C’est ce qui me pousse vers la fiction et la poésie ». Dans La guerre en soi (Belfond), Louise, une veuve de 56 ans, avec des problèmes d’alcool, voit son fils lui échapper. Il s’est trouvé une autre famille avec les réfugiés. Il meurt, et Louise accuse tout d’abord les exilés. Avec des images fines, sans manichéisme, La guerre en soi est la parabole d’une humanité qui se redresse parce qu’elle accepte la rencontre.
Danseur et chorégraphe Zam Martino Ebale a fui le Cameroun, où l’homosexualité est punie par la loi, alors que la tradition valorise l’androgynie. Son parcours pour obtenir des papiers en Belgique a duré sept ans, alors qu’il y a été rapidement reconnu comme artiste et subsidié pour ses spectacles. Dans Né au mauvais endroit, au mauvais moment, dans le mauvais corps (Ed. MEO), Zam raconte la naissance d’un artiste libéré des assignations de genre et de nationalité. Il y développe aussi sa pédagogie interculturelle et sa conversion au bouddhisme. C’est le récit d’un exil réussi, et l’esquisse d’une citoyenneté universelle.
Dix propositions à débattre
Mal formulée, la « problématique migratoire » est une question qui polarise. Comment sortir du dialogue de sourds entre les « droits-de-l’hommistes » et les « souverainistes » ? Dans leur essai Au-delà des frontières, pour une justice migratoire (Ed. Comité d’action laïque), François Gemenne et Pierre Verbeeren épinglent qu’au cours de la législature qui s’achève, les partis démocratiques et progressistes n’ont déposé, au niveau fédéral, que deux propositions de loi sur ce thème. Sujet trop clivant ? mais à délaisser ce débat, on laisse fleurir les discours alarmistes – le « grand remplacement » – et racistes. Par fatalisme, on se laisse convaincre qu’il n’y a pas d’autre approche que celle du refoulement des « illégaux ».
Il faut débattre, non à coup de tweets, mais sur les chiffres et les faits. Le chercheur de l’ULG et le directeur général de Médecins du monde formulent dix propositions réalistes. Il ne s’agit pas d’un kit pour une politique d’asile idyllique. Ils reconnaissent le droit des états de savoir qui est sur le territoire. Ils ne prônent pas la suppression des frontières mais veulent transformer leur franchissement en vecteur d’inclusion et non d’exclusion douloureuse, coûteuse et inefficace. Il s’agit de réaffirmer les standards universels (égalité des individus, droit de quitter son pays et d’y revenir, droit à la protection des personnes en danger), de décriminaliser le traitement des immigrants en fermant les centres fermés, proclamer un moratoire sur les éloignements forcés ou dits « volontaires » (près de 11.000 en 2016), de mettre fin à la détention d’enfants.
La politique migratoire est un enjeu majeur de cohésion sociale, elle mérite des outils visibles et efficaces. Elle devrait dépendre du Premier Ministre, un Procureur fédéral spécifique devrait être chargé de la lutte contre le racisme. Toute la société doit être associée à cet objectif de justice migratoire : les citoyens-hébergeurs pourraient être indemnisés, patrons et syndicats pourraient définir ensemble des contrats et stages permettant d’inclure les demandeurs d’asile en procédure. Des pistes existent. Fedasil pourrait être redynamisé pour être autre chose qu’un gestionnaire de stock d’étrangers figés dans l’attente. Verbeeren et Gemenne proposent aussi des mesures européennes et à déployer dans les ambassades belges, pour casser le business des passeurs et réduire la mortalité terrifiante des odyssées clandestines (un mort pour 18 voyageurs).
Ce qui est en jeu, ce n’est pas seulement le migrant, le réfugié, le sans-papiers : « Avons-nous définitivement accepté qu’une partie significative de la population passe dans l’infrahumanité ? telle est la question à laquelle nous convoque la migration. Lorsque de nouveaux êtres humains débarquent, sommes-nous devenus prêts à nier leur humanité là où, chaque jour, nous ne nous rendons même plus compte que nous la nions à d’autres qui sont déjà dans notre environnement ? (…) Le migrant est celui qui repose la question là où plus personne ne la posait. Et la réponse est douloureuse. Pour le migrant et pour nous ».
Collectif : Perles d’accueil, quand la solidarité s’organise, Bxlrefugees-Mardaga, 2019
Béatrice Huret avec Catherine Siguret : Calais mon amour, Livre de poche, 2018, 288 pages
Laure Naimski : La guerre en soi, Belfond, 2014, 144 pages
Zam Martino Ebale : Né au mauvais endroit, au mauvais moment, dans le mauvais corps, Ed. MEO, 2019, 232 pages
François Gemenne et Pierre Verbeeren : Au-delà des frontières, pour une justice migratoire, Ed. Comité d’action laïque, 2018, 124 pages