Les chiffres sont là, ceux du HCR, le Haut-commissariat des Nations unies pour les réfugiés : chaque jour, 44.000 personnes sont forcées au déracinement. La plupart sont des déplacés internes, un tiers quittent leur pays, et moins de 5% parviennent à déposer une demande de protection internationale dans un pays tiers. L’essentiel des migrations se fait du sud vers le sud, entre les pays à plus faible revenu. Quant aux réfugiés arrivés dans l’Union européenne, en 2017, ils ne représentaient que 0,26% de ses 505 millions d’habitants. Pourtant, le discours dominant assène le terme de « crise migratoire », et prétexte d’une
urgence sociale et politico-identitaire pour durcir les conditions d’accès et de séjour. De quelle crise s’agit-il ?
Dans La crise de l’accueil, frontières, droits, résistances dirigé par Anna Lisa Lendaro, Claire Rodier et Youri Lou Vertongen, 18 chercheurs, politistes, géographes, juristes et une journaliste traitent de cette problématique en trois étapes. Ils décryptent tout d’abord les termes d’une crise qui n’est ni neuve ni fortuite : « Réfugié », « migrant économique », « passeur » sont autant de mots pour occulter les souffrances de l’exil, hypertrophier la notion de frontière et de pratiques délinquantes pour la traverser. Le durcissement des politiques européennes d’asile et d’accueil remonte au moins aux années 90. Les différentes contributions offrent à la fois un rappel de l’histoire récente et une plongée dans différentes réalités nationales, Belgique y compris. En miroir, elles composent un état de la question accablant pour l’Union Européenne et son image. Une Union en train de s’autodétruire dans un conflit apparemment sans solution entre son ambition originelle d’espace supranational ouvert à la circulation des biens et des êtres – sauf les « migrants » – et les aspirations au repli souverainiste voire nationaliste. Dans cette longue crise de l’accueil, la date du 18 mars 2016 reste particulièrement sinistre : celle de l’accord par lequel l’Union européenne, après avoir échoué à répartir 160.000 réfugiés entre ses membres a conclu un contrat entaché d’illégalité avec la Turquie du très peu démocrate Recep Tayyip Erdogan.
C’est à la même époque que sont apparus les « hotspots » de Grèce et d’Italie, autre terme technocratique occultant, qui pourtant n’abusa pas la maire de Lampedusa. Les hotspots ont amplifié et banalisé des pratiques d’endiguement et d’enfermement des exilés à Lesbos ou à Lampedusa. Le HCR et MSF les ont dénoncées. Eloigner, enfermer, vulnérabiliser les migrants, vider le droit d’asile de son contenu de protection universelle, produire de nouvelles cohortes d’exclus et sans-papiers, tenter d’externaliser la gestion des « migrants » en Lybie et refouler les navires de sauvetage affrétés par les Ong, l’Aquarius, le Sea-Eye et plus récemment le Sea-watch 3 de Carola Rackete : La crise de l’accueil analyse en détail ces politiques qui de Londres à Budapest et à Bruxelles non seulement ne résolvent rien, mais ont, pour les auteurs une autre finalité : celle de prendre les « migrants » en otage, leur dénier leur commune humanité, les isoler des « nationaux » et « communautaires » et briser les liens de sociabilité et de solidarité. Elles aggravent la dualisation des sociétés, créent de nouvelles frontières internes ou externes au nom d’impératifs sécuritaires et antiterroristes. Le chapitre consacré à la Hongrie est édifiant : Céline Cantat montre comment depuis 2010 Viktor Orban a construit un pouvoir autoritaire en grillageant et militarisant la frontière avec la Serbie et la Croatie, en mobilisant à l’envi la haine des Roms, la peur de l’étranger et l’antisémitisme à l’égard de l’homme d’affaires Georges Soros. Pour Céline Cantat comme pour d’autres contributeurs, les politiques hostiles aux « migrants » et la criminalisation de ceux qui leur viennent en aide sont l’outil que le capitalisme en crise aurait trouvé pour tenter d’endiguer les convulsions sociales et politiques qui s’affirment depuis la crise financière de 2008.
Comment résister à cela ?
Même s’il examine aussi les résistances apparues avec les mobilisations de citoyens prompts à l’aide humanitaire, de militants démocrates expérimentés et / ou d’associations, la tonalité générale de ce livre est très pessimiste. Les politiques migratoires préparent-elles le retour du fascisme, de régimes autoritaires où, à la différence du passé, on ne pourra pas dire qu’on ne savait pas ? Dans sa conclusion générale la juriste Danièle Lochak montre l’urgence des combats à mener dans les instances judiciaires nationales et internationales pour défendre l’ensemble des libertés fondamentales et protections consacrées qui sont mises en péril par les politiques de refoulement migratoire et de déshumanisation de la société globale.
La crise de l’accueil, Frontières, droits, résistances. Ouvrage collectif sous la direction d’Annalisa Lendaro, Claire Rodier, Youri Lou Vertongen. Ed. La découverte, Paris, 2019.