« L’histoire est toujours contemporaine, c’est-à-dire politique … »
Antonio Gramsci
Soyons clairs. L’existence d’un musée historique expliquant le rôle de la Belgique dans la déportation et donc le meurtre des Juifs, des Roms et des Sintis est une évidence et une obligation. De plus, le fait qu’un tel musée puisse être situé à l’endroit où les nazis ont procédé à la déportation belge permet aux victimes et à leurs proches d’avoir un lieu plus que symbolique pour commémorer et transmettre leur histoire personnelle et communautaire.
Que la partie belge du judéocide soit historiquement et scientifiquement documentée, analysée, expliquée et communiquée au plus large public possible est un devoir envers les victimes et leurs proches et une responsabilité envers les générations actuelles et futures.
La façon de concrétiser cette réalité relève d’un choix lié au contexte social et politique, avec des objectifs contemporains et… avec toutes les conséquences que ce choix implique. Et ces dernières se font ressentir à Kazerne Dossin, depuis sa création.
Une politique d’éducation à la mémoire.
La création de l’asbl Kazerne Dossin est intervenue après le forum international de Stockholm sur la Shoah en janvier 2000, au cours duquel des représentants de 48 pays européens, dont la Belgique et ses gouvernements fédéraux, se sont engagés à lutter contre l’extrême droite émergente en promouvant des journées nationales commémoratives de la Shoah, des musées et des chaires aux universités.
C’est en partie à la suite de cette conférence qu’en 2001, le Premier ministre flamand Patrick Dewael a plaidé pour la création d’un « musée de l’Holocauste qui devrait nous rappeler ce qui peut arriver lorsque les idées totalitaires prévalent ». Il fallait également prêter attention à d’autres violations systématiques des droits de l’homme en Belgique sous l’occupation allemande et à d’autres génocides après la Seconde Guerre mondiale. La délégation juive du groupe de travail n’était peut-être pas enthousiasmée par le lien avec le discours sur les droits de l’homme, mais les statuts fondateurs de 2008 ont clairement inclus l’élargissement de la thématique comme objectif du nouveau musée.
Au cours de la même période, de 2008 à 2014, le gouvernement flamand a pris diverses initiatives pour façonner le concept d’« éducation à la mémoire », notamment en attribuant une mission d’éducation à la mémoire au nouveau musée Kazerne Dossin.
Ainsi la Communauté flamande suit la politique prédominante occidentale du « devoir de mémoire », qui vise à préserver la mémoire des dangers du totalitarisme pour légitimer un ordre démocratique-libéral à l’aide d’instruments comme des musées, des hommages, des programmes éducatifs (à la télé) et des cours d’histoire. Auschwitz comme symbole négatif et de rupture historique dans l’histoire occidentale au service du présent et des objectifs contemporains et permanents.
Le musée Kazerne Dossin est donc un projet éminemment politique, avec de nombreux intérêts et tensions différentes : gauche – droite, résistance – collaboration, mémorial – actualisation des mécanismes, émotion – approche historique, responsabilité individuelle – structures sociales, et tout cela a des conséquences pour la présentation scientifique et historique au musée.
Musées de l’Holocauste : une tendance internationale
La tendance générale actuelle veut, comme Emile Schrijver, président de l’Association des musées juifs européens, l’indique, que « les musées deviennent plus intéressants, plus impliqués et plus vulnérables; nous ne pouvons pas l’ignorer ». Daniela Eisenstein, directrice du Jüdisches Museum Franken dans l’État allemand de Bavière, explique également que les musées jouent désormais un rôle de démocratisation, qu’ils sont des « espaces importants du débat public », où « tous les aspects du problème peuvent être débattus ouvertement et publiquement ».
Aux États-Unis également, les musées de l’Holocauste ont élargi leurs débats et leurs expositions à d’autres génocides ainsi qu’à des sujets tels que l’immigration, la violence contre les femmes et les réfugiés.
Par ce processus, les musées se sont impliqués dans des débats plus vastes sur l’universalité et l’unicité de la Shoah. Mais pour la grande majorité de « la » communauté juive, la crainte existe que les comparaisons avec d’autres génocides banalisent l’Holocauste et diluent sa mémoire. L’Holocauste ne peut donc jamais faire partie de la question des droits de l’homme en général. Cette unicité de l’Holocauste permet à André Gantman, N-VA, membre du comité exécutif, de déclarer le 18 janvier dernier : « (Kazerne Dossin) doit se limiter à l’essentiel », à savoir l’Holocauste.
Je comprends ce point de vue. Au-delà des explications rationnelles et historiques, je suis toujours stupéfiée devant l’inconcevable. Pourtant le caractère unique du judéocide n’exclut pas que ces mécanismes soient suffisamment universels pour se retrouver dans d’autres génocides ou même dans des situations pré-génocidaires.
Musées de la Shoah et lutte contre l’antisémitisme
Pourtant Gantman attribue lui aussi à Kazerne Dossin une mission qui va au-delà de la simple commémoration de l’Holocauste. Selon lui, il faut comprendre les mécanismes utilisés par les nazis lors du judéocide afin de pouvoir combattre la remontée de l’antisémitisme.
Près de 80% des visiteurs de Kazerne Dossin sont des groupes scolaires de l’enseignement secondaire belge dans le cadre de leur cours d’histoire. Cependant, la question demeure de savoir si on peut tirer des leçons de l’histoire. En outre, apparemment, beaucoup de jeunes « des « quartiers » sont sensibles au conflit israélo-palestinien, symbole pour eux de l’oppression, dont ils sont victime.
Partout, les historiens sont de plus en plus sceptiques quant à l’efficacité de l’étude uniquement de la Shoah et de ses mécanismes comme moyen efficace pour lutter contre l’antisémitisme. En effet, aucun fait historique n’a été mieux étudié que l’Holocauste, mais l’antisémitisme se développe de façon alarmante à travers l’Europe. La raison en est que l’Holocauste est trop souvent traité comme un fait isolé. L’inconvénient de cette approche, selon laquelle le judéocide transcende l’histoire, est qu’il permet de sortir l’Holocauste de son contexte historique et éventuellement de le réduire à une anecdote non pertinente d’un passé de plus en plus lointain et de plus en plus méconnu. C’est exactement ce que font Schild & Vrienden et d’autres groupes d’extrême droite, pour lesquels l’Holocauste est une source de moquerie. Sans une approche et une explication historiques, on fait l’économie d’une critique sociétale, sans reconnaître que le judéocide est le fruit d’une « civilisation occidentale » de colonisation, d’industrialisation et d’antisémitisme.
Mais également l’approche mémorielle et émotionnelle portée par l’empathie avec les victimes, a montré indiscutablement ses limites, tant pour les historiens que pour les enseignants. Des inquiétudes concernant la bonne approche apparaissent dans les statuts de l’ancien Musée Juif de la Déportation et de la Résistance, modifiés en 2006. Les missions comprenaient désormais : « Suivre activement le développement de la méthodologie pédagogique actuelle concernant la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie et l’appliquer au musée« .
Ce débat continue dans le musée actuel…
La crise
En novembre 2019, Christophe Busch, directeur de Kazerne Dossin, a démissionné de manière totalement inattendue. Dans un court communiqué de presse, il a évoqué « la recherche constante d’équilibres et un investissement continu dans un dialogue constructif. Cela nécessite un espace ouvert, mais le conseil d’administration a continué à limiter cet espace ouvert à maintes reprises. »
Christophe Busch attachait une grande importance au lien avec les problèmes actuels. Il a notamment organisé des cours pour la police et formé les guides pour discuter avec le public des mécanismes sociaux menant au génocide. Pour cela, Kazerne Dossin utilise le modèle en 10 étapes de Gregory Stanton, décrivant un génocide comme un processus qui se développe en 10 étapes ou mécanismes prévisibles mais pas inévitables. À chaque étape, la prévention peut jouer un rôle dans le blocage du génocide.
Peu de temps après la démission de Busch, un incident s’est produit autour de la remise d’un prix de la Paix à Brigitte Herremans, qui devait avoir lieu à la Kazerne. Herremans est considérée par Israël comme une activiste anti-israélienne de gauche et y est interdite de séjour depuis 2016. (Une partie de) la communauté juive de Kazerne Dossin est très sensible à cette problématique. Le Bureau exécutif de Kazerne Dossin, sous pression d’une partie de la communauté juive, selon un communiqué de presse de sa Présidente, Diane Verstraeten elle-même, a décidé en dernière minute de refuser l’événement. Une position qui a le mérite d’être claire dans le débat sur le conflit israélo-palestinien.
Suite à la démission de Busch et à l’incident « Herremans », la moitié des dix-huit membres du conseil scientifique de Kazerne Dossin a démissionné. Officiellement toujours pour des raisons « d’une divergence d’opinion sur ce que doit faire le musée » et l’impossibilité d’un travail scientifique sur les Droits de l’homme, hypothéquée par la structure actuelle de Kazerne Dossin.
Pourtant, il semble qu’il y ait d’autres raisons aussi. L’historien Bruno De Wever a déclaré: « Il est évident pour nous qu’en tant que lieu de mémoire, Kazerne Dossin ne peut pas être le terrain sur lequel la politique actuelle de l’État d’Israël est mise à l’ordre du jour. Nous ne devons pas donner l’impression que, précisément ici, nous instrumentaliserions les 25 000 victimes juives commémorées, dans un conflit politique avec lequel elles n’ont rien à voir. » (De Standaard, 10 mars 2020).
« Il est clair pour tout le monde, y compris nous, que le lieu d’où plus de 25 000 Juifs ont été emmenés et tués ne devrait pas être un instrument pour débattre de la politique israélienne actuelle. Mais cela signifie-t-il une omertà complète et que le mot « Palestinien » ne peut pas être prononcé ? Bien sûr que non « , dit Herman Van Goethem, ancien conservateur du musée.
En bonne compagnie ?
Le 11 mars 2020 au Parlement flamand plusieurs partis interpellent le Premier ministre Jan Jambon, également ministre de la Culture, sur les événements à Kazerne Dossin. Jambon leur assure que le gouvernement flamand continuera à soutenir la double mission de Kazerne Dossin et qu’il vérifiera si tous les membres du conseil d’administration et du conseil scientifique font de même.
Curieusement, il y a non seulement le paradoxe que Gantman, en tant que juif dans le conseil d’administration, soit membre de la NVA et prenne position contre les historiens « flamands », mais aussi que c’est précisément le Vlaams Belang qui, lors de la même session du Parlement flamand, par la bouche de Sam Van Rooy, soutient le point de vue selon lequel Kazerne Dossin minimise l’Holocauste.
« Monsieur Jambon, j’ai visité le musée moi-même. J’ai vu des photos de migrants du 21e siècle. Qu’est-ce que ça a à voir avec l’Holocauste ? Rien. (Kazerne Dossin) est instrumentalisé contre des partis comme le mien, qui sont critiques en matière d’immigration et d’islam. (…) Imaginez-vous : un mémorial et un musée de l’Holocauste, avec l’accent sur l’Holocauste ! N’est-ce pas logique ? Le conseil d’administration a raison à ce sujet. Et je voudrais donc une fois de plus vous exhorter à condamner fermement cette banalisation scandaleuse de l’Holocauste qui est en train de se faire au musée et de vous ranger du côté du conseil d’administration. » (applaudissements sur les bancs du Vlaams Belang)
Je ne crois pas être la seule à ressentir un malaise profond en constatant qu’un représentant de l’extrême-droite, d’un parti xénophobe, héritier d’une idéologie qui a mené à l’extermination des Juifs d’Europe, met en garde contre la banalisation de la Shoah.
C’est l’autre face d’une approche qui évite de montrer que le totalitarisme qui a rendu possible la Shoah est le fruit de notre propre civilisation occidentale et que « Nous vivons toujours dans un monde dont Auschwitz délimite un horizon de possibilités, bien que sa violence puisse prendre d’autres formes ou d’autres cibles », comme le souligne Enzo Traverso.
* ce nom est un pseudonyme, l’auteure est une ancienne fonctionnaire de la Communauté flamande.