Laurent Vogel
Il y a deux ans, la Colombie vivait un tournant radical. L’étincelle qui a déclenché le mouvement était une tentative de réforme fiscale du gouvernement qui passait par l’augmentation de la TVA, l’impôt qui pèse le plus sur les couches pauvres de la population. Impulsé par la jeunesse des quartiers populaires, le mouvement a rapidement dépassé tous les « états-majors » politiques. Il a exprimé une volonté de changer la société en profondeur, d’accéder à une vie pleine et humaine, de développer l’auto-organisation. Avec une forte dimension féministe. Le mouvement a développé des formes artistiques caractéristiques de la jeunesse pauvre : graffitis, hip-hop, performances, transformation des rituels du football en messages politiques. Pour comprendre le printemps colombien, l’UPJB organise la projection de courts-métrages colombiens suivie par une discussion avec Nicolás Rincón Gille que nous avions invité en 2022 pour présenter deux de ses films.
La lutte a commencé sous des formes classiques. En avril 2021, une coalition d’organisations où les syndicats jouaient un rôle central a appelé à un « paro nacional » de trois jours à partir du 28 avril. Un « paro nacional », c’est une grève, combinée avec des rassemblements massifs et des barrages sur les routes.
Dès le début, deux éléments sont apparus nettement. D’une part, le gouvernement s’est lancé dans une répression féroce. Pour la justifier, il a tenté d’assimiler le mouvement de masse aux groupes armés qui se sont coupés de la population au cours des dernières décennies et qui ont désormais une fonction de repoussoir pour les luttes populaires. D’autre part, les jeunes des quartiers pauvres des grandes villes se lançaient dans la lutte pour des exigences qui dépassaient largement la question de la réforme fiscale. Le mouvement s’est étendu sur deux mois. Le sentiment exaltant qu’il y a un moment à saisir, une occasion unique de transformer la société, a libéré l’énergie et l’intelligence collectives et a donné le courage d’affronter une répression meurtrière. Si la jeunesse urbaine et les organisations indigènes ont été le fer de lance, l’appui de la population a été massif. Un sondage réalisé pendant la deuxième semaine de mai indiquait que 75% de la population adulte soutenait le mouvement.
Pendant ces deux mois, la police a tué près de 80 manifestants. Il y a eu plusieurs. centaines de disparus, des milliers d’arrestations, des violences sexuelles face à un mouvement dont la dimension féministe était importante. Deux mois qui ont vu se combiner des grèves, des manifestations quotidiennes dans toutes les villes, des blocages de route, la prise de contrôle de certains quartiers populaires dans les villes, l’intervention des organisations indigènes à Cali pour renforcer l’autodéfense populaire contre la police et des milices bourgeoises d’extrême-droite.
Le gouvernement a renoncé à son projet de réforme fiscal dès le mois de mai. Deux ministres occupant des postes clés devaient démissionner (finances et affaires étrangères). Mais ces concessions n’apportaient pas de réponse aux exigences essentielles d’un mouvement porté par la jeune génération aux conditions de travail précarisées. Comme l’expliquaient Ydira Borrero-Ramírez et Mauricio Torres-Tovar dans un article publié le 22 mai 2021 par le quotidien « La Jornada » :
« Les revendications ne se sont toutefois pas limitées au retrait du projet de réforme fiscale, qui a été rejeté grâce à la grande mobilisation sociale, mais sont allées beaucoup plus loin, autour de trois demandes centrales : La première, pour une démocratie politique substantielle et directe, se manifeste par des slogans tels que PERSONNE NE ME REPRÉSENTE, NOUS VOULONS AVOIR NOTRE PROPRE VOIX, DONNER UNE VOIX À CEUX QUI N’EN ONT JAMAIS EU, qui reflètent la perte de légitimité des partis politiques et des institutions de l’État, y compris les forces armées. Une deuxième exigence est l’arrêt total de la violence étatique et para-étatique, utilisée tout au long de l’histoire de la Colombie pour résoudre les conflits sociaux et les différends politiques. Cette génération de jeunes résiste aux forces de l’État qui voudraient la réduire au silence. Et une troisième demande est de changer le modèle de développement extractiviste qui, depuis la fin des années 80, a été promu par la banque mondiale, avec la vente des actifs de l’État, et la privatisation des faibles institutions de l’Etat social. Ce modèle favorise une croissance économique en faveur des riches.
En bref, ils exigent un modèle qui place au centre le soin et l’épanouissement de toute vie : d’où la défense de l’environnement, de l’agriculture, de la souveraineté alimentaire, de la paix, des droits à la santé, à l’éducation, à l’eau, aux pensions, au travail décent, et la réduction des écarts territoriaux, générationnels, ethniques, de genre et d’orientation sexuelle Tout cela constitue l’horizon éthique de cet énorme processus social. Aujourd’hui, le mouvement de la rue exige un pays où chacun d’entre nous a le même droit de développer ses projets de vie. Les jeunes, principaux protagonistes de la mobilisation, n’acceptent pas la perpétuation de profondes inégalités sociales, ethniques, territoriales et de genre. Les cris multicolores s’élèvent pour demander la fin de l’injustice, de la violation des droits de l’homme et d’un avenir sans espoir. Les anciennes élites refusent d’accepter le changement, la redistribution et la reconnaissance de ceux qui ont toujours été invisibles ».
Où en est-on deux ans après ? L’étincelle du printemps 2021 ne s’est pas éteinte. Les pratiques d’auto-organisation dans les quartiers populaires se développent sur d’autres terrains : collectifs pour la défense des prisonniers politiques, lutte pour l’accès à l’éducation et à la santé, cantines populaires dans un contexte économique où la nette reprise post-Covid n’a guère amélioré la situation des classes populaires frappées par une inflation galopante.
Dès le début de l’année 2022, différents événements confirmaient qu’un vent nouveau s’était levé dans la société colombienne.
Le 21 février 2022, la Cour constitutionnelle a dépénalisé l’avortement jusqu’à la 22e semaine. Cet arrêt intervient dans un contexte de dépénalisation de l’avortement dans plusieurs autres pays d’Amérique latine en net contraste avec le recul de ce droit aux Etats-Unis.
Le 28 juin 2022, la Commission pour la vérité et la justice a publié son rapport final. Cette commission a été créée en 2017 lorsque les FARC et le gouvernement colombien ont signé un accord de paix. Elle a enquêté de manière systématique sur les violences subies par les masses populaires de la part de l’armée, des forces paramilitaires et des groupes de guérilla. Tout son travail a été orienté vers une écoute des opprimé.es qui ont témoigné par milliers. Grâce à un système de justice transitionnelle prévu par les accords de paix, de nombreux chefs de l’armée, de groupes paramilitaires et des FARC ont été amenés à reconnaître leurs crimes contre la population. La Commission a également formulé de nombreuses recommandations pour réduire les niveaux de violence institutionnelle en Colombie.
Le vent nouveau a aussi bouleversé les équilibres de la politique institutionnelle avec la victoire de la gauche au deuxième tour des élections présidentielles. Le 19 juin 2022, Gustavo Petro a été élu président de la république.
L’engagement politique de Petro remonte à 1987, quand il est entré dans les rangs de la guérilla du M19 à l’âge de 17 ans. Il a été arrêté et torturé par l’armée. Emprisonné pendant deux ans, sa libération est liée à la décision prise en 1990 par le M19 de déposer les armes pour promouvoir un travail politique légal. Un nombre important de cadres du M19 ont été ensuite assassinés par les forces paramilitaires. Petro a continué à militer dans différentes formations de gauche. Il a été notamment le maire de Bogotá entre 2012 et 2016.
En Colombie, la désignation de la candidature à la vice-présidence dépend du candidat à la présidence de chaque coalition ou parti. La gauche modérée insistait pour que Petro procède à une ouverture vers le centre-droit en désignant une candidate issue d’une des grandes familles qui dominent le libéralisme colombien. En désignant Francia Márquez, il a rejeté cette option et a décidé de marquer de manière forte la continuité entre sa campagne électorale et les grandes mobilisation de 2021.
Francia Márquez est née en 1982 dans une communauté afrocolombienne du département de Cauca (Sud-Ouest). Elle a été activiste contre les entreprises du secteur minier. En raison des menaces de mort, elle a dû émigrer à Cali en 2013 et a continué à militer dans les organisations afro-colombiennes de gauche. Elle a dirigé la grande marche des femmes afro-colombiennes qui a parcouru une partie du pays entre le Cauca et Bogotá du 17 novembre au 11 décembre 2014. Elle n’avait jamais détenu de mandat dans la politique institutionnelle. Sa campagne pour les élections présidentielles était tournée vers les classes populaires, vers la population afro-colombienne, vers les secteurs les plus discriminés de la société. Ses slogans centraux étaient d’être « la voz de los nadies » (la voix de ceux qui ne sont personne) et le droit du peuple à « vivir sabroso » (vivre savoureusement), une manière de dire que le bonheur du peuple est une idée neuve en Colombie, le pays le plus inégalitaire de l’ensemble de l’Amérique latine.
Le printemps colombien n’a pas dit son dernier mot. La bourgeoisie, pour sa part, dispose d’atouts importants. La gauche ne peut compter que sur environ 30% de la représentation parlementaire. Le gouvernement Petro doit sans cesse composer avec des partis de droite pour faire voter les lois. Ses objectifs sont ambitieux : tournant écologique de l’économie colombienne, réforme du système de santé de manière à éliminer les intermédiaires privés qui détournent une partie importante des budgets, réforme fiscale redistributive, etc… En février-mars 2023, la droite est parvenue à mobiliser dans la rue des dizaines de milliers de personnes contre la réforme de la santé. La tentative d’assurer une paix globale avec l’ensemble des organisations armées se heurte à la volonté de celles-ci de maintenir une situation de terreur dans certaines zones qui jouent un rôle crucial pour les trafics dont elles tirent leurs profits.
Les incertitudes restent nombreuses mais l’acquis du printemps 2021 reste immense. L’aspiration à une société égalitaire est portée par une multitude de mouvements de base qui ne renonceront pas à la lutte.
C’est ce que nous vous invitons à découvrir en venant le dimanche 30 avril à l’UPJB.
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