« Pensez-vous qu’un gouvernement doit respecter les décisions de justice et verser les astreintes auquel il est condamné quand ce n’est pas le cas ? » Pas trace d’une telle question dans les « tests électoraux » du Soir et de La Libre. Parce que la réponse est gênante : ça fait plus de 2 ans que l’État se fait condamner encore et encore parce qu’il ne loge pas les demandeurs d’asile, comme la loi et les décisions de justice l’y obligent : plus de 7500 condamnations.
Et nos autorités s’asseyent tout simplement dessus. Elles n’ouvrent pas de places d’hébergement supplémentaires, laissent les gens à la rue, dans des squats (dont la police les expulse régulièrement, sans prévoir d’alternatives), ou à la grâce de l’hospitalité des citoyennes solidaires qui ouvrent leur porte (*). Cette atteinte grave à l’État de droit devrait faire la “une” de tous les quotidiens. Mais c’est devenu une banalité.
Face, ils perdent, pile, elles échouent.
Si on investigue de façon plus générale la manière dont on accueille ces candidats à l’asile, on constate que, face, ils et elles perdent, et pile, nos fonctionnaires visent à les faire échouer. On leur pose des questions-pièges, on doute de leur parole et de leur mémoire, jusqu’à les faire douter eux-mêmes de leur âge et de leurs relations de parenté. Abel a 19 ans en Belgique et 17 en Érythrée. Ahmed se désespérait de ne pas se souvenir de l’année à laquelle la pharmacie de Mossoul avait déménagé d’une rue à l’autre. On demande à Ali le nom du violeur de sa mère, qui est hélas aussi le père de son frère. Fatima, elle, ne pouvait pas dire quelle langue parlait l’homme qui l’a torturée.
Les émotions envahissent les souvenirs et les rendent flous, tordant la chronologie des événements. La blessure de la rafle policière de la veille est par moments plus douloureuse que celle du naufrage en Méditerranée. Les conséquences sont dramatiques pour ceux et celles qui n’ont pas le droit d’effacer ces souvenirs traumatisants.
Des milliers d’anecdotes, grandes et petites, cruciales et inutiles, se perdent, se mélangent et peuvent valoir un refus d’asile via des procédures basées sur la suspicion. “Monsieur ne sait plus où se trouvait la mosquée, c’est que tout le reste est faux aussi”. « Les traces de torture de Madame proviennent de Libye et pas d’Érythrée, donc il n’y a rien à craindre à rentrer en Érythrée, circulez”.
En Belgique, on fait dépendre l’octroi de la protection de la seule capacité à remuer à nouveau le couteau dans la plaie, à redessiner cette plaie sous différents angles, jusqu’à l’épuisement ou la folie. On n’aurait pas besoin de faire subir de telles souffrances à des victimes de la déstabilisation politique, économique et sociale à l’échelle globale, si on créait des voies sûres pour migrer.
Abolish Frontex
Le 2 mai dernier, le Parlement a adopté le projet de loi « Politique de retour proactive ».
Pour rappel, cette loi contient l’élargissement des possibilités d’escorte pour les expulsions : par la Police fédérale, par l’Office des Étrangers et par le contingent de Frontex. Elle prévoit le renforcement des possibilités de contrainte (fouille corporelle, usage de la force, menottage) ; l’allongement du délai de transfert Dublin (**) de 6 à 12 ou 18 mois, en cas de non-coopération ; l’introduction de présomptions de fuite, de « mesures préventives » (présentation et/ou dépôt obligatoire des documents d’identité à l’OE/CGRA, obligation de se présenter à l’OE ou à la police à des moments déterminés, assignation à résidence) et autres « mesures de maintien ».
Les déboutés du droit d’asile ont donc l’obligation de coopérer à leur éloignement : faciliter leur identification et à celle des membres de leur famille, communiquer leur adresse de résidence effective, accepter les examens médicaux jugés nécessaires.
(À titre comparatif, en matière pénale, c’est le principe inverse qui vaut : droit à garder le silence et à ne pas collaborer, à ne pas être contraint de s’accuser soi-même. Ici encore, les personnes étrangères sont moins protégées que les détenus de droit commun).
Les conséquences d’un « refus de coopération » sont également détaillées : ce refus sera pris en compte dans la décision de prolonger ou pas le délai pour quitter le territoire, l’exécution de l’expulsion, la détention en centre fermé, l’interdiction de retour sur le territoire belge.
Dans certains cas, l’examen médical peut être effectué par contrainte (contrainte physique, clef de bras, menottes aux poignets et/ou aux pieds). Actuellement cet usage est limité à une urgence de santé publique déclarée par l’OMS. L’enjeu ici, au-delà de cette disposition particulière, est qu’on va ancrer définitivement dans la législation belge le principe selon lequel des actes médicaux peuvent être effectués par la force, sans aucune voie de recours (ce qui est d’ailleurs dénoncé par le Conseil d’État), et pour des motifs administratifs. Une fois ce principe ancré en droit, on ne pourra plus revenir en arrière ; on pourra uniquement contester les modalités pratiques. Le risque est bien réel que cette disposition soit par la suite étendue au-delà des situations « d’urgence », puis à d’autres catégories de personnes.
La loi rend également légaux les « trajets d’accompagnement intensif au retour » mis en place par les coachs ICAM (agents de l’Office des Étrangers chargés de l’Individual Case Management) dans certaines situations individuelles. Les sans-papiers concernés racontent que l' »analyse de leur situation de séjour » se borne au constat que « vous avez épuisé les possibilités de séjour en Belgique, donc vous devez partir ». Il y aura obligation d’aller dans une « place Dublin » dans les 5 jours ouvrables où la décision Dublin est prise. Petit calcul (cynique) rapide : les gens ne s’y rendront pas. Ils perdront dès lors leur droit à l’aide matérielle et se retrouveront à dormir à la rue. Mais grâce à ce tour de passe-passe, cet abandon sera entre-temps devenu légal : plus de condamnation possible de l’État belge pour non hébergement !
De l’air, de l’air, ouvrons les frontières !
Le 9 juin, nous voterons aussi pour l’Europe. Laissons la parole à Philippe Lamberts, député européen écolo depuis 15 ans : « Lors de la législature 2014-2019, on avait trouvé sur le paquet asile-immigration une majorité au Parlement européen de cinq groupes politiques pour améliorer les règles de Dublin, car le Conseil était complètement coincé. Au Parlement européen, on avait trouvé un point d’équilibre qui allait des conservateurs du PPE à La Gauche. Maintenant, on est sur un agenda d’extrême droite. »
Entre le pacte européen d’il y a quelques semaines ; la loi permettant à Frontex (créé pour surveiller non les pays, mais les frontières) d’envoyer ses agents carrément patrouiller dans nos villes et nos rues ; et cette politique de retour proactive, cette fin de législature relance d’insistants bruits de bottes.
Catherine Kestelyn
(avec mes remerciements pour les données et analyses à Adriana Costa Santos et Sophie Devillé)
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(*) Si vous souhaitez participer au réseau solidaire (hébergement, soutien juridique, cours de langues, préparation de repas…): BelRefugees.be, ecoleadultes@bxlrefugees.be, https://www.cuistotssolidaires.be/, etc.
(**) Procédure “Dublin”:
C’est une procédure établie par le règlement 604/2013/UE du 26 juin 2013, dit “Dublin”. L’espace Dublin englobe l’ensemble des États de l’UE et les quatre États associés à l’UE, à savoir la Suisse, la Norvège, l’Islande et la Principauté de Liechtenstein.
Ce règlement pose qu’un seul État est responsable de l’examen d’une demande d’asile : en principe, le premier État de cet espace où les empreintes digitales du-de la réfugié-e ont été enregistrées (souvent de force !).
Si l’État où la personne fait sa demande d’asile, constate (via la banque de données Eurodac) que les empreintes digitales ont déjà été prises ailleurs, il peut enjoindre à la personne de retourner dans ce premier pays, et refuser d’examiner sa demande.
Au bout d’une période de 6 à 18 mois, cet État doit tout de même instruire la demande d’asile de cette personne si elle la redépose.