[Théâtre] Portraits sans paysage – paysage sans portraits

par Julia Galaski

Vendredi soir, dernière représentation de la pièce « Portraits sans paysage » du Nimis groupe au Théâtre national à Bruxelles. Une exposition mène jusqu’à la salle au quatrième étage, signée Ninon Mazeaud. Des portraits de femmes, grévistes de la faim à l’Église du Béguinage l’an dernier. Des portraits photo sur la mezzanine du grand hall, d’autres, esquissés dans les escaliers de secours. Des phrases en français ou en arabe, échangées entre elles, affirmées devant nous, retranscrites à la main, sur les dessins, disant leur droit d’exister, d’avoir des papiers.

Lumière. Huit personnes sur scène. Elles forment un collectif. Ou un « mouvement » ? La question est reportée à plus tard. C’est Anja qui mène la discussion, elle ajoute un point à l’ordre du jour. Un autre point a disparu, celui de Fatou, qui s’en étonne. Pierrick dit l’avoir supprimé, il ne le trouvait pas intéressant.

Qui décide ? Qui parle ? Qui écoute ?

Le groupe souhaite parler des situations d’enfermement auxquelles font face les personnes « déracinées » qui voyagent à travers le monde. Le mot utilisé est : qui « voyagent », et non pas qui « migrent ».

David propose de partir de l’exemple d’un Somalien : « appelons-le Walter ». Ce n’est pas un nom de Somalien, protestent Fatou et Tiguidanké. En rigolant, d’abord, mais personne ne les entend.

Le voyage commence. Des carrés de lumière se dessinent, au fur et à mesure, sur scène. Walter est d’abord un déplacé interne, en Somalie, puis un déraciné, dans un centre au Kenya, le pays voisin, puis il arrive dans un centre libyen, d’où il arrive à s’échapper. Ou pas. D’un centre à l’autre, Walter se démultiplie : Sarah arpente le carré somalien, harassée, tel un animal en cage, Jeddou erre dans le carré kenyan, Pierrick est assis dans le carré libyen. L’attente. L’incompréhension. Pourquoi ? Jusqu’à quand ?

Se forme le carré « hotspot », camps de migrants, de « voyageurs », enfermés aux frontières de l’Europe. Celui d’un centre ouvert, en Belgique, où Walter, incarnée par Anne-Sophie, est nourrie, logée, mais sans le droit de travailler. Jusqu’à quand ? Celui d’un centre fermé, où, après trois tentatives d’expulsion ratées, elle est mise à la porte, avec un ordre de quitter le territoire. Pour atterrir, peut-être, au parc Maximilien. Dans l’attente d’un nouveau voyage, ou de l’hospitalité des habitants. A la merci de la police belge. Errant, traqués, dans l’attente. Jusqu’à devenir fou.

Tandis que l’attente devient insoutenable, d’autres portraits se dessinent. Il y a Anne-Sophie, revenue d’un camp hotspot à Lesbos, en Grèce, où elle était juriste. « Juriste d’urgences », elle informait des personnes, à bout, sur leurs droits, dans l’attente qu’ils seraient respectés. Periméné, périméné, périméné, répète-t-elle en boucle, sa voix se renverse, devient stridente, attendre, attendre, attendre, le mot grec que toutes les personnes enfermées dans le camps apprennent, le jour de leur arrivée. Elle hurle, sur scène, l’horreur de ces camps, où la proximité dans l’attente, celle des souvenirs des horreurs subies, rendent fous. Où les femmes veillent devant leurs tentes, la nuit.

« Où est l’Europe ? », lui demandait une femme, à qui la vie avait tout pris.

« Comment lui répondre que l’Europe, c’est ici ? »

« Tout le monde baratine », dit Fatou à Sarah, assises à la même table : « L’Europe fait croire au monde que c’est le continent de la prospérité, des droits humains, et celles et ceux qui arrivent ici, traités comme des moins que rien, font croire à leurs familles, restées au pays, qu’ils, qu’elles, ont réussi ». Sarah minimise, se moque, un peu, qu’il ne faut pas exagérer, qu’il faut arrêter de se plaindre. Le ton monte. « Tu me prends pour une réfugiée, au fait… ? », réalise soudain Fatou, « Parce que je suis noire ? ». « Je ne veux pas de ta charité, de tes dons de vêtements troués, de ta bonne conscience ». Elle parle de l’Europe qui pille toujours les terres africaines. Et propose un jeu à Sarah. Elle la pousse parterre, d’un geste lent, décidé. Sarah se laisse tomber, pendant que Fatou parle de l’exploitation des richesses. Puis, elle lui tend la main, la relève, lui propose de l’aide au développement. La repousse parterre, poursuit l’exploitation du cobalt, lui tend la main, lui vend des téléphones portables. La pousse, la relève, la pousse, la relève.

« On nous appelle les sans-papiers, les sans-voix, les sans-sans ! », s’exclamait-elle, plus tôt, assise sur les marches, seule, en marge du public, revendiquant son droit à exister, habitée de la richesse laissée derrière elle, et de toute celle à venir, dans un avenir digne et libre.

Seul sur scène, Pierrick raconte une visite dans un centre fermé, où il n’avait, jusque là, jamais mis les pieds. Dont il n’avait, par ailleurs, jamais entendu parler. Il est venu prendre des nouvelles d’une jeune femme éthiopienne rencontrée chez sa sœur qui l’hébergeait. Ils ont une demi-heure, n’ont pas grand-chose à se dire, ne parlent pas la même langue. Mais il a voulu venir, sans trop savoir pourquoi. En sortant, il se rend compte qu’elle le suit. Elle croit qu’il est venu pour la chercher. Il comprend alors que personne n’a dû lui expliquer pourquoi elle était là. Ni pour combien de temps. Il part et elle reste, enfermée, seule.

Deux autres portraits.

Celui de Tiguidanké, debout devant le public. Pour raconter son passage au tribunal, pour justifier son droit d’être là, l’impossibilité de retourner chez elle. Au bout de quelques mots, elle s’interrompt, quitte la scène. « Je ne peux plus raconter ! ». Puis elle revient, exige de Sarah de raconter à sa place, « mets toi à ma place. Tu as cinq minutes pour te défendre ». Sarah cherche ses mots, « Ça ne m’arrivera jamais, à moi… ». « Tu n’en sais rien », Tiguidanké quitte la scène. Seule face au public, hésitante, Sarah commence à citer Hannah Arendt. Tiguidanké réapparaît, furieuse : « C’est ridicule, ce n’est pas l’endroit pour de la philosophie, défends-toi ». Sarah se défend, épuisée. Le public attend. Et ne connaîtra pas le verdict.

Entre les portraits, des mises en scène grotesques du monde humanitaire. Celui qui « gère » les camps, qui « gère » l’urgence, qui « gère » l’attente des autres. De grands discours, un déroulement de tapis rouge, pour le président turc, incarné par Jeddou, payé par l’Europe pour « sécuriser » les frontières à sa place, un « Salon de l’humanitaire » où la cohabitation des stands de techniques de surveillance et de campement IKEA crie l’obscénité.

Puis, portrait de Jeddou. Travailleur social, accoudé à son bureau, où il encode des fichiers jusqu’à l’épuisement, à qui on demande de « gérer » l’urgence, ici, chez nous, à « gérer » les camps que sont nos propres rues, où errent les déracinés, les voyageurs, devant nos yeux, les vagabonds d’antan, les sans-abris d’aujourd’hui, des sans-sans, encore, dans l’attente d’être vus, entendus, d’exister. Jeddou, à bout, engueule Pierrick, venu demander « jusqu’à quand ? »

Huit personnes, dos face au public, respirent, lourdement. Les portraits s’effacent, tandis qu’une voix dessine un paysage. De montagnes, de neige, …

Le premier, depuis notre arrivée. Le dernier, avant notre départ.

© Photo: B Sparagowska