Une famille à Bruxelles | La voix singulière de Chantal Akerman

TESSA PARZENCZEWSKI

Une litanie de phrases basiques, des phrases qui se bousculent dans une sorte de rythme heurté, prononcées d’une traite, presque sans ponctuation, comme un écheveau qui se dévide et dit tout. C’est ainsi que Chantal Akerman fait parler sa mère dans son appartement bruxellois en face de l’arrêt du tram. Un monologue qui se peuple peu à peu. Le père récemment disparu, les deux filles, celle avec mari et enfants et celle sans. Et puis le portrait se complète et la géographie s’élargit. Une géographie quasi muette. Hormis la fille de Ménilmontant, les autres vivent dans des lieux jamais nommés. L’autre fille, très loin, et une cousine dans un pays chaud au bord de la mer, avec sa fille perturbée et imprévisible.

La mère veuve, qui n’a plus faim. Le téléphone, où chaque inflexion de la voix, chaque phrase anodine, se chargent d’angoisse ou d’apaisement. La chaleur des réunions familiales qui font «  du bien aux os  ». Et au cœur du récit, le père. Celui d’avant, dans la vie active, aimant et même drôle. Et celui d’après, où tout se défait. La parole, la mémoire, le lent naufrage où tous les ponts sont coupés… Attentive, précise, Chantal Akerman capte la tragédie de la fin, arrêt sur image avec lenteur, comme dans certains de ses films.

De ce récit sans halte, émerge toute une vie, avec ses moments scintillants, mais aussi ses non-dits, ces pensées qui assaillent la mère. … elle se met à penser à tout ce à quoi elle s’empêche de penser. Elle est très habile à ne pas penser à ce à quoi elle ne veut pas penser enfin elle essaie d’être habile, elle essaie et c’est tellement fatigant. C’est pour cela elle est toujours très fatiguée. Si elle devait se mettre à penser à tout ce à quoi elle pense elle serait tellement pleine de pensées elle ne pourrait même plus regarder la télévision ni même téléphoner tant ses pensées l’occuperaient. Et hors-champ, tout est suggéré, des pistes allusives, comme «  notre langue  », jamais précisée.

Comme dans ses films et ses installations, Chantal Akerman écrivaine évite les chemins balisés et s’invente un langage qui semble pulser au rythme même des émotions.

Chantal Akerman – Une famille à Bruxelles
L’Arche, 87 pages, 15€

 

Photo  : par Mario De Munck – Video still from video Chantal Akerman – Too Far, Too Close. Still uploaded with permission from the filmmaker., CC BY-SA 4.0, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=45583330