Les avant-gardes: des lendemains qui chantent à la terreur

Françoise Nice et Tessa Parzenczewski

Il est de bon ton, ces jours-ci, de présenter Lénine comme le chef d’une secte millénariste, auteur d’un coup d’état réussi, ouvrant l’épisode totalitaire soviétique. En abordant l’histoire de cette façon, on néglige les approches historiques récentes, on évacue les faits, la dynamique insurrectionnelle et l’utopie en acte. Et cette utopie, décrite ci-dessous par Françoise Nice, on la retrouve dans les expressions artistiques qui ont accompagné la Révolution et les années de guerre civile… avant de sombrer dans la normalisation stalinienne, ces années 30 que Tessa Parzenczewski dénonce comme étant celles du « Temps de la terreur ».

1- LA REVOLUTION EN CHANTANT, par Françoise Nice

1917-1991, le mur est tombé, circulez, il n’y a rien à voir, Lénine est le grand frère de Staline, moins borné, mais sectaire et colérique… En créant la police politique dès décembre 1917, en interdisant la plupart des journaux, en dissolvant l’assemblée constituante à peine élue, le jeune pouvoir révolutionnaire aurait directement montré la voie au stalinisme. Cette approche est fausse, la Révolution d’Octobre a engendré une intense vie culturelle bouleversant la « culture dominante ».

A bas l’ancien monde, vive la Révolution

La période 1917-1922 est marquée par une grande effervescence créatrice. Les lieux, les contenus, les formes changent, de nouveaux médias – le cinéma et les affiches- sont utilisés par le jeune pouvoir et ses activistes enthousiastes, exaltés. Et cela, dans un contexte de grande violence, de pénuries et rationnements, où le typhus et la faim font des ravages. Entre 1914 et 1917, la guerre fait 3,3 millions de morts, le « communisme de guerre » en fera autant sinon plus : les estimations varient de 3 à 8 millions. De 1918 à 1922, l’Armée rouge constituée en hâte par Trotski combat les armées « blanches » parfois soutenues par l’étranger, des soulèvements nationaux (Ukraine, Caucase), des bandes armées « vertes » dans les campagnes et réprime en 1921 l’insurrection des marins de Kronstadt. C’est aussi une guerre de classes contre tous les « les gens d’autrefois », les « bourgouoï », les nobles, les patrons, le clergé.

Dans ce chaos, environ cent mille Juifs sont tués lors de centaines de pogroms. Au printemps 1918, l’Armée rouge y est impliquée à deux reprises. Les soldats coupables sont exécutés ou sévèrement réprimés. Après quoi, l’Armée rouge apparait comme le meilleur défenseur des Juifs.

Un à trois millions de Russes fuient leur pays, dont une bonne partie de l’intelligentsia. D’autres restent, et parfois se rallient à la Révolution. Depuis le début du siècle, l’avant-garde foisonne d’audace, d’accents nouveaux, en poésie, en musique, en peinture. En 1913, le manifeste « Gifle au goût du public » proclame qu’il faut « jeter Pouchkine, Dostoïevski, Tolstoï et Cie par-dessus bord du navire de la modernité » … et du haut des gratte-ciels regarder avec mépris l’insignifiance des Balmont, Blok, Bounine, Brioussov, Gorki… La tentation de la « table rase » existe, Lénine la combattra, en affirmant, fin 1920, que « le marxisme a conquis une importance historique mondiale comme idéologie du prolétariat révolutionnaire, parce qu’il n’a pas du tout rejeté les plus précieuses conquêtes de l’époque bourgeoise, mais au contraire a assimilé, retravaillé tout ce qu’il y avait de valable dans le développement plus que millénaire de la pensée et de la culture humaine ».

Propagandistes ou « compagnons de route », les artistes sont nombreux à répondre à la main tendue d’Anatoli Lounatcharski, le premier commissaire du peuple chargé de l’instruction et de la culture avec Nadejda Kroupskaïa, l’épouse de Lénine. Il est l’un des fondateurs du Proletkult, ce mouvement de démocratisation et d’émancipation par l’art. A travers tout le pays, malgré la guerre civile et les pénuries, des centaines d’ateliers voient le jour, où tous, hommes et femmes, ouvriers et employés s’initient à une pratique artistique. En 1917, la démocratie directe s’invente dans les soviets autogestionnaires, la révolution culturelle prend le relais. Elle ouvre de nouveaux espaces d’expression. Les frontières entre les arts éclatent, à la recherche d’un art total exprimant la victoire du prolétariat.  Il s’agit tout d’abord de sortir de l’arriération un pays où trois quarts de la population n’est pas ou peu alphabétisée. Début 1918, l’instruction devient obligatoire, gratuite et mixte. Peu après, les personnes lettrées se voient obligées de participer à des campagnes d’alphabétisation, parallèlement à l’instituteur, qui pour Lénine, « doit être placé plus haut qu’il ne l’a jamais été et ne le sera jamais »  .

A.M. Rodtchenko – Le Cuirassé Potemkine – Moscou 1925

Le pouvoir communiste est le premier, dans l’histoire, à avoir compris, comme le dira Trotski, que « ce n’est pas par la terreur qu’on fait des armées … pour notre armée, le ciment le plus fort ce furent les idées d’Octobre ».  L’Armée rouge dispose aussi de clubs culturels.

Emanciper culturellement le prolétariat

Eduquer, promouvoir les objectifs politiques du jeune pouvoir, inventer une nouvelle société égalitaire dans la foi du progrès industriel, cette politique globale n’était pas tombée du ciel. Lounatcharski, son beau-frère Alexandre Bogdanov et Lénine avaient beaucoup écrit à propos de l’émancipation culturelle du prolétariat. Pour Bogdanov, une nouvelle culture allait surgir avec l’industrialisation, l’ouvrier devant sa machine s’extirpant des croyances rurales irrationnelles. Lénine combattit cette approche idéaliste. En matière d’arts, il était traditionaliste. C’est ce qu’il confia à la féministe et révolutionnaire allemande Clara Zetkin: « J’ai l’audace de me déclarer «barbare». Je ne peux pas considérer les œuvres de l’expressionnisme, du futurisme, du cubisme et autres — ismes — comme des manifestations supérieures du genre artistique. Je ne les comprends pas. Ils ne me donnent aucune joie ».

Pour Lénine, l’instruction passe avant l’essor des arts. Fin 1920, le Parti communiste tente de ramener dans le giron du Narkompros (le ministère de la culture) le mouvement du Proletkult trop autonome à ses yeux.

Photomontage-1924-Klutsis
Photomontage 1924-G Klutsis

La reprise en main d’une sphère artistique effervescente, où les combats de chapelle entre artistes prolétariens et modernistes sont extrêmement sectaires, interviendra à la toute fin des années Vingt. Après la révolution en chantant (la Marseillaise, la Varsovienne, l’Internationale) viendra le temps d’écrire, composer, sculpter l’épopée de la Révolution. Avec Saint Lénine, puis Staline en guise d’icônes. La Révolution dévorera ses enfants. Mais les bases d’une éducation générale de haut niveau ont été posées, y compris dans le domaine des arts.

2 – Années 30, le temps de la terreur, par Tessa Parzenczewski

Parmi les victimes du stalinisme, les poètes, romanciers, peintres, hommes de théâtre occupent une place de choix. Au pire, exécutés, déportés, au mieux réduits au silence. Certains, et non des moindres, prirent le chemin de l’exil: Chagall, Kandinsky. Dès les années 30, toute la vie culturelle est mise sous surveillance. Installé dans les hautes sphères, Jdanov dicte sa loi. Et ce sera le réalisme socialiste pour tous. Toute l’effervescence créatrice des années 20, qualifiée par Jdanov de honte pour l’Union Soviétique, est mise sous le boisseau. Les œuvres ensevelies dans les caves des musées et leurs auteurs mis au pas ou traqués.

Malevitch, arrêté quelques semaines,  abandonne la radicalité de sa quête suprématiste et retourne à la figuration, mais ne rend pas les armes. Dans des toiles aux couleurs éclatantes, toujours très construites, ses paysans aux visages aveugles symbolisent-ils le sort fait aux koulaks ? Nul ne le sait, mais l’art est toujours au rendez-vous. Parfois, comme un pied-de-nez, un minuscule carré noir figure au bas du tableau. Ce même carré noir arboré sur son corbillard, lors de ses funérailles en 1935.

Tatline, communiste fervent, qui abandonna ses contre-reliefs novateurs inspirés par le cubisme, pour se lancer dans la conception audacieuse d’objets destinés à tous avec une inventivité rare, Tatline qui créa le monument à la 3ème Internationale, une gigantesque spirale habitable, et aussi une étrange machine volante, du Panamarenko avant la lettre, Tatline vit son espace de création se rétrécir graduellement et ne dut sa survie qu’à des travaux alimentaires.
Il mourut en 1953 dans une institution pour artistes nécessiteux.

Ceux qui s’adaptèrent et les autres …

El Lissitzky et Rodtchenko, toujours convaincus ? S’adaptèrent. El Lissitzky agença les scénographies des pavillons soviétiques pour des expositions internationales, notamment à Leipzig, Dresde et Paris, entre 1930 et 1939 et Rodtchenko, auteur déjà en 1921 de tableaux monochromes et graphiste remarquable, devint le photographe de la revue «L’Urss en construction» où il captait surtout les cérémonies officielles, tout en gardant son style d’origine caractérisé par l’utilisation de l’oblique.

Dans le domaine théâtral, une figure s’impose. Meyerhold qui chamboula les règles anciennes des dispositifs scéniques, rejeta le psychologisme et donna autant d’importance à la gestuelle qu’à la parole. Il monta notamment une pièce de Maïakovski dans des décors de Malévitch. Son théâtre fut qualifié d’étranger au peuple soviétique et hostile au monde soviétique. Il fut fermé en 1938. En 1939, Meyerhold est arrêté, torturé et finalement fusillé en février 1940.

Couverture de De Ceci de Maïakovski, 1923.
Couverture de De Ceci de Maïakovski, 1923.

Et du côté des écrivains, des poètes ? Maïakovski qui rassemblait des foules pour écouter ses poèmes aux rythmes heurtés, quasi syncopés, qui disaient la nouvelle société dans une forme nouvelle, fut lui aussi accusé d’hermétisme, ce à quoi il répondit : «La compréhension des masses est le résultat de notre lutte et non la chemise dans laquelle naissent les livres chanceux d’un quelconque génie littéraire. Il faut savoir organiser la compréhension d’un livre ». Maïakovski se suicida en 1930. Nul ne peut dire si la période noire qui s’annonçait y a joué un rôle.

Il y eut aussi ceux qui furent interdits de publication. Les poèmes d’Akhmatova ne furent édités en Union Soviétique qu’en 1966. Et que dire de Babel et de Mandelstam ?
Auteur de «La cavalerie rouge» et des «Contes d’Odessa», Isaac Babel se tut pendant les années trente. Il fut arrêté et exécuté en 1940. Voici ce qu’en dit Erri De Luca : «On l’a fusillé à Moscou le 27 janvier 1940, sans lieu de sépulture. Il avait quarante-cinq ans, ce qu’il a écrit me suffit pour le considérer comme le meilleur écrivain russe du 20e siècle. Ce qu’il n’a pas pu écrire ne me manque pas. En revanche, je suis peiné par le désespoir d’un homme doté d’un puits d’encre où tremper sa plume qui lui fut scellé d’un bout de plomb dans le cerveau».

Le calvaire de Mandelstam

Des livres ont été consacrés au long calvaire d’Ossip Mandelstam. Ce poète majeur fut persécuté et traqué tout au long de ces années de terreur. Il ne s’agissait pas seulement de ne pas être publié, mais même de ne pas écrire, car des indics fouillaient les domiciles pour trouver des textes suspects. C’est ainsi que Nadejda Mandelstam a mémorisé les poèmes de son mari et les a sauvés de l’oubli. Ne pas publier, ne pas écrire, et vivre dans un dénuement total. Dans une lettre adressée à son frère, Mandelstam écrit :  «On m’a tout supprimé: le droit à la vie, au travail, aux soins. Je suis réduit à l’état d’un chien, d’une bête. Je suis une ombre. Je n’existe pas. Je n’ai qu’un seul droit : mourir. On nous pousse, ma femme et moi au suicide ». Mandelstam fut arrêté deux fois, la deuxième, en 1938, fut la bonne, il n’en revint pas. « C’est le siècle chien-loup qui sur moi s’est jeté/Mais pas de sang de loup dans mes veines…».

Plus tard, au début des années 50, tombèrent sous les balles staliniennes des poètes et écrivains yiddish. Peretz Markish bien sûr, mais qui connaît Dovid Bergelson, écrivain discret et mélancolique, exécuté en 1952 et Der Nister, conteur du fantastique, mort au goulag en 1950 ?  Certes avec des conséquences moins tragiques, le réalisme socialiste fit des ravages dans les partis frères. Dans les années 50/60, sévissait aux « Lettres françaises» dirigées par Aragon, un critique qui  toutes les semaines vilipendait l’art abstrait, au «Drapeau Rouge», en Belgique, cela dura plus longtemps, jusqu’au creux des années 80…

En 1979, au Centre Pompidou, l’exposition « Paris-Moscou» remit en lumière les œuvres occultées des années 20 et ce dans tous les domaines: peinture, sculpture, architecture, design, graphisme,  stylisme… Et ce fut un éblouissement. Une revanche, mais pleine d’amertume.