« Bonheur juif » : Un film juif grandiose

Dimanche 17 décembre à 16:00 Le Bonheur juif sera projeté à l’UPJB dans le cadre de notre cycle consacré aux films produits en Ukraine entre 1925 et aujourd’hui. Découvrez l’article rédigé à son sujet par Samuel Blumenfeld pour Le Monde en 2007.

Le 12 novembre 1925 se déroulait au Conservatoire de Moscou, près de la place Rouge, la première du « Bonheur juif », d’Alexis Granovski. 

Par Samuel Blumenfeld. Publié dans le journal Le Monde le 31 mai 2007

 

Le 12 novembre 1925 se déroulait au Conservatoire de Moscou, près de la place Rouge, la première du Bonheur juif, d’Alexis Granovski. Ce fut une soirée de gala pour l’un des films les plus ambitieux de la nouvelle Union soviétique, avec Le Cuirassé Potemkine, d’Eisenstein, qui sortira cinq semaines plus tard. Ce « film magnifique », pour reprendre l’expression du quotidien juif communiste Der Emes, met en scène les tribulations de Menahem-Mendl, le personnage fétiche inventé par Cholem Aleichem. Dans Le Bonheur juif, Menahem-Mendl quitte le monde miséreux de sa bourgade de Berditchev, assignée aux juifs de la Russie tsariste, pour les mirages d’Odessa, où son sens très relatif des affaires ne lui permettra jamais de rencontrer la fortune tant escomptée.

« Je compte réaliser un film juif grandiose », écrivait Alexis Granovski, fondateur du premier théâtre juif subventionné de l’histoire, le Goset (le Théâtre yiddish d’Etat). Il se donne tous les moyens pour parvenir à mener son grand oeuvre. Salomon Mikhoels, la grande vedette du théâtre yiddish, incarne Menahem-Mendl. Le peintre juif Natan Altman est chargé des décors du film. Le violoniste du Bolchoï, Lev Pulver, compose une musique inoubliable qui mélange allégrement le klezmer et les motifs russes. Les intertitres de ce film muet sont l’oeuvre de la sensation littéraire de l’époque, Isaac Babel, dont le nouveau livre, Cavalerie rouge, venait d’être publié dans deux traductions yiddish concurrentes. A l’exception du Dibbouk, le grand film yiddish de 1937, jamais un film juif n’aura réuni autant de talents juifs.

Lénine considérait le cinéma comme « l’art le plus important ». Il faudra paradoxalement attendre l’année de sa mort, en 1924, pour qu’il prenne son essor en Union soviétique. Les artistes juifs soviétiques prennent Lénine au mot. Il était effectivement possible d’envisager, en 1925, en Union soviétique, un bonheur juif que Staline s’ingéniera, une fois au pouvoir, à transformer en enfer.

Alexis Granovski livre un portrait de la misère juive de l’époque du tsar et offre les rares images d’un judaïsme en terre russe à travers une séquence de mariage, filmée avec une rigueur et un sens du détail qui inspirera plus tard Marc Chagall pour ses fresques du shtetl. Granovski trace également l’ébauche d’un burlesque yiddish qui aurait dû s’épanouir dans l’est de l’Europe, et trouvera un prolongement inattendu après-guerre dans le cinéma américain avec des comédiens comme Woody Allen, Elliot Gould ou Adam Sandler.