Elias Preszow nous livre ses impressions après avoir vu Clara Haskil Prélude et fugue de Serge Kribus. A voir au théâtre Blocry de Louvain-La-Neuve du 8 au 25 novembre 2017.
Dans le rideau de Max, tout est noir… Sauf Clara, ombre blanche qui saute aux yeux : assise de profil, devant son piano, elle nous regarde. Et puis, aussi, des sommets de montagnes enneigés, en haut à gauche, et un chat enroulé sur lui-même, en bas à droite, Carapate, le chat. Noir et blanc, comme le gris de l’existence ; les contours de la Tour Eiffel, qui est à Paris ; et la fumée qui s’échappe du train, son sifflement invisible, venu de quelque part en Roumanie ; le reflet des étoiles dans les vagues de la mer.
Clara Haskil née à Bucaret en 1895, morte en 1960 des suites d’une mauvaise chute à la Gare du Midi. Vue par Serge Kribus, dans un texte intitulé Prélude et Fugue, mis en scène au théâtre Blocry, à Louvain-La-Neuve- la grise, la froide. Dans une ancienne ferme chaleureuse retapée, juste au dessus du café La Petite Gayolle, au cas où. Les souvenirs d’une vie sont portés par une jeune femme qui s’appelle Anaïs Marty. Elle est seule, au milieu d’une pièce vide, sauf un cadre de porte et deux chaises. C’est tout. On se dit qu’il va falloir tenir une heure quarante-cinq, ce n’est pas rien, et déjà on s’accroche à son siège. Mais incompréhensible autant que saisissante, la magie opère d’emblée. Cette actrice qui, au départ, semble un peu trop fragile, ou effacée, s’envole dans un discours fleuve ; non, une longue et sinueuse promenade à travers cette forêt musicale nommée Clara.
Du 8 au 25 novembre, ça se joue. C’est remarquable. Comment le dire ? C’est à la troisième personne de l’intime, ou la première personne onirique, le rêve lui-même, l’histoire d’une interprète des plus grands compositeurs de musique classique. Des fulgurances dans la mémoire ; une existence qui devient sobre à force de complications, d’arrachements, de persévérance pour affirmer l’évidence de son talent, le besoin de partager ses lectures avec le cœur.
La carrière a du mal à démarrer ; des problèmes de santé se multiplient. Après Vienne, cette petite Roumaine d’origine juive débarque à Paris pour affronter le Conservatoire. Puis c’est la guerre ; puis une autre. Elle rage de ne pas parvenir, elle s’excuse de ne pas être à la hauteur des espérances qu’on lui porte, elle craint tant de décevoir tout le monde : sa grand-mère, sa mère, ses sœurs, ses oncles… son chat. Elle écrit des lettres d’une beauté étonnante, d’un humour tendre et mordant. Là, on rit. Si la carrière paraît manquée à première vue, c’est comme un premier amour. Pour mieux le sentir vibrer au fond de soi, le laisser remonter, et jaillir du bout des doigts, de la pointe des yeux. Là, on pleure. Clara Haskil nous regarde les oreilles grandes ouvertes. Nous la comprenons un peu, je crois.
Des vagues grises, un fond noir, une épure : l’obscurité d’où émerge la lumière. La blancheur resplendissante, par touches, d’une musique venue d’où ? Et puis cette voix, cette simplicité mouvante, juste ce qu’il faut pour saisir que rien ne se fait sans rien : le cadre, les chaises bougent, le visage se métamorphose. La traversée de l’Atlantique, puis l’installation en Suisse. Quelqu’un est présent devant nous, assis, elle tout le temps debout, et qui ne s’arrête pas. L’habit change. Les saisons passent. Les amis viennent, s’en vont, reviennent. Un sourire se dessine entre des larmes difficilement contenues : ainsi c’était ça, la vie ?
Inutile d’en rajouter, d’accord : pas de commentaire, entendu. Telle est en tout cas l’éthique de Serge, et peut-être le secret de sa générosité. Nous sommes heureux, pour lui, pour nous-mêmes, dans ce voyage qui ne fait que commencer, comme une humble promesse que ça valait la chandelle. Alors inutile vraiment d’expliquer combien sincère, combien nécessaire…
L’actrice, le texte, le rideau, les rares extraits de piano qui donnent relief, équilibre à l’ensemble du propos ; les silences qu’on apprend à écouter, et qui sont comme la profondeur inaccessible de ce qui gît à portée de main. Combien noir, et blanc, et combien gris d’incendie, rouge, bleu, une incandescence que cette interprétation seule, ce rêve seul, ce chant parviennent à exprimer.
Elias Preszow, le 13/11/2017
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