[Commémoration] Soulèvement du ghetto de Varsovie. Entretien entre Edouard Etler et Marek Edelman

Dans le numéro 52 de Points Critiques daté d’août/octobre 1993, sur les 50 ans de l’insurrection du ghetto de Varsovie, nous reproduisions une traduction de la première interview pour un journal israélien (Haaretz) de Marek Edelman, par le journaliste Edouard Etler.

Marek Edelman, commandant en second du Ghetto de Varsovie, n’a pas eu droit en Israêl à la reconnaissance qu’il mérite: c’était un bundiste, membre du mouvement yiddish antisioniste.

Cinquante ans après l’insurrection, il déclare dans une interview: «le patriotisme et le chauvinisme nationaliste ont conduit et conduisent toujours à une historiographie dépourvue d’objectivité. »Ill

Edouard Etler

Varsovie

Cinquante ans après l’insurrection du Ghetto de Varsovie une céré­monie officielle aura lieu le 19 avril à la Place des Combattants dans la capitale polonaise. Par une lettre spéciale, le Président Lech Walesa a invité à la cérémonie celui qui fut commandant en second de l’insurrection, le docteur Marek Edelman.
Edelman sera présent sur l’estrade d’honneur parmi les quelques combattants qui ont survécu.
Leur rencontre sera fascinante, peut-être déchirante, mais ce n’est pas tout. Edelman a été invité à prendre la parole, et on attend avec impatience son accord.
S’il le donne, que dira-t-il après cinquante années de réserve et que dira-t-on en Israél, où le rôle d’Edelman dans l’insurrection n’a jamais eu droit à la reconnaissance qu’il mérite?
Stéphane Grayek, président de l’Organisation mondiale des Origi­naires de Pologne, m’a dit qu’il ne me pardonnerait pas les lignes que j’ai écrites sur Edelman dans Haaretz..
Nous avons fait le voyage de Varsovie à Tel Aviv. À l’aéroport, en attendant nos valises, nous avons discuté. «Pourquoi avez-vous fait cela?» m’a demandé Grayek. «Il hait l’État d’Israël: le mieux, c’est de ne pas tenir compte de lui, comme s’il n’avait jamais existé».
«Marek Edelman», ai-je rappelé à Grayek, «était le second de Mordéchaï Anielewicz, commandant des combattants de l’insurrection du Ghetto de Varsovie, et après la mort d’Anielewicz, Edelman a mené le combat ultime et la retraite dramatique à travers les égouts.
Nombre de combattants rescapés du ghetto doivent la vie à Edelman. Peut-être vous aussi êtes-vous en vie grâce à lui».
Sur ce nos valises sont arrivées et nous nous sommes séparés avec un sentiment de désaccord mutuel.
Le commandant de l’insurrection du Ghetto de Varsovie, Mordechaï Anielewicz, était membre de l’Hachomer Hatzaïr. Marek Edelman, son second, appartenait au Bund, le mouvement socialiste des ouvriers juifs, d’orientation antisioniste.
Les dissensions partisanes ne les ont jamais empêchés ni l’un ni l’autre d’être camarades de tout coeur et de se battre au coude à coude. C’est la raison pour laquelle il est difficile de comprendre pourquoi l’appartenance politique d’ Edelman à l’époque nous dérange aujourd’hui, nous, Israéliens. Le sionisme l’a emporté et a suscité un État, contrairement à toutes les chances et en opposition à la vision pessimiste du Bund, qui s’est estompé dans une histoire déjà lointaine.
Edelman est un homme triste. Il habite à Lodz. Voici près de 40 ans qu’il travaille comme spécialiste des maladies cardiaques dans un hôpital. Lors de la mise sur pieds du mouvement polonais Solidarité, il a retrouvé sa vitalité. Il a été actif dans le groupe d’intellectuels qui a posé les fondements idéologiques et philosophiques de Solidarité, et qui a quitté le mouvement au moment précis où il l’a emporté et est arrivé au pouvoir. Edelman a réintégré son hôpital, le cinéaste Andrzej Wajda est retourné à son art, d’autres ont créé des partis d’opposition à Walesa.
Edelman garde ses distances vis-à-vis de tout le monde, reste à l’écart. En fait, il est toujours resté à l’écart et s’est toujours tu. Ce n’est qu’à de rares occasions qu’il a ouvert la bouche, et qand il a parlé, on aurait dit que tous auraient préféré qu’il se taise. Car lorsqu’Edelman a parlé, personne ne s’est senti à l’aise, en particulier ceux-là qui ont écrit l’histoire de la Shoa comme le leur dictait leur instinct juif, sur commande du ministère israélien de l’Education, ou d’autres institutions sionistes. Ce qu’ Edelman avait à dire sur la révolte du Ghetto de Varsovie, il l’a dit dans un opuscule écrit en 1946, «le Ghetto en Lutte» (traduit du polonais en anglais et en yiddish) et dans des entretiens avec l’écrivain Hannah Krall, qui en a tiré son livre «Prendre Dieu de Vitesse». Si l’on interroge Edelman sur le Ghetto, il s’empresse de vous imposer vigoureusement silence. « Laissez tomber», dit-il, « Hannah a déjà écrit sur le sujet, ça suffit…».
Nous sommes assis dans l’appartement d’amis à lui à Varsovie, non loin d’un grand hôtel, quartier général d’hommes d’affaires israéliens.

Avezvous lu le livre d’Hannah Krall ?

Pourquoi le lire? Croyez-moi, j’ai eu en mains des livres plus intéres­sants. Je l’ai quelque peu feuilleté. Il n’a pas l’air mauvais, c’est l’essentiel.

Edelman est visiblement nerveux, avec, au fond des yeux, un rien de défiance.Il n’a guère parlé à des journalistes israéliens, et c’est pourquoi il est d’emblée en colère, dès avant l’interview.

Dans vos mémoires vous méprisez le potentiel militaire des combattants du ghetto. Or justement, le général Stroop, comman­dant des forces allemandes, les prend manifestement au sérieux.

Cela ne change rien au fait que nous étions des amateurs. Si nous avions été mieux préparés, nous aurions pu tuer davantage d’Allemands, ce que nous n’avons pas fait. Notre lutte a réussi en tant que symbole, mais non comme lutte véritable. Nous étions faibles, nous ne disposions pas d’armement adapté au combat de rue ni de munitions pour nos revolvers.

Mais la motivation existait?

Vous voulez rire !
Dans aucun combat, le moral ne peut remplacer une bonne mi­trailleuse ou une arme anti-char.

Vous avez dit à Hannah Krall que l’objectif des insurgés était un suicide collectif dans le style de Massada, que vous vous êtes opposé à ceprojet et que vous avez échoué. Dans le bunker du 18 de la rue Mila, presque tout le commandemant s’est suicidé. Anielewicz est-il devenu un héros malgré son suicide ou grâce à lui ? Et qu’en est-il d’Adam Czerniakow, président du Judenrat ? L’aurait-on placé au panthéon de l’héroïsme s’il n’avait pas décidé de se suicider en guise de protestation ?

Ceux qui ne se sont pas suicidés dans le bunker ont été sauvés, du moins pour un temps, de la mort et sont retournés au combat. Quant à Czerniakow, on ne peut le juger post modem. Il est impossible de juger l’homme si l’on ne connait pas tous les détails de ce drame. Anielewicz était un authentique héros, même après qu’il eut connu un effondrement nerveux.

Que pensez-vous des polémiques entre Polonais et Israéliens touchant la cérémonie du 19 avril pour le 50è anniversaire de l’insurrection du Ghetto de Varsovie ?

Je sais qu’un débat est en cours entre les organisateurs polonais et les Israéliens, qui auraient voulu voir une autre cérémonie, d’autres héros. Je ne comprends pas clairement ce que les Israéliens veulent au juste entendre. Je suis certain qu’il ne les intéresse pas de m’écouter moi. Je ne comprends pas non plus toute cette paranoïa. Dites-moi , était-ce une insurrection d’Israël, ou quoi? L’insurrection a eu lieu en terre polonaise. Israël n’a aucun droit de propriété sur le passé. De quoi discute-t-on, en fin de compte ?

Les Israéliens ne veulent par exemple pas entendre à la cérémo­nie une prière catholique en polonais après une prière juive en hébreu.

Pour autant que je sache, il n’entrait pas dans les intenstions des organisateurs polonais d’associer de prêtres à la cérémonie. C’est une rumeur stupide. Mais, soit dit par parenthèse, au temps de l’action clandestine de Solidarité, à l’époque du régime du général Jaruzelski, nous avons organisé en secret des cérémonies au pied de la statue des combattants du Ghetto de Varsovie. Ces cérémonies étaient extrême­ment émouvantes. Je me souviens que Polonais et Juifs priaient ensem­ble. Personne n’y a jamais rien vu d’extraordinaire.

Que ressentez-vous maintenant qu’il est clair que tous les projecteurs à la cérémonie seront braqués sur vous?

En tant que tel, je ne compte pas dans cette affaire. Ce qui est vraiment important, c’est le ghetto et l’insurrection. Qui s’imposent à nouveau à notre conscience. Le ghetto et l’insurrection qui s’y est déroulée remontent à la surface à cause de la situation dans le monde, car aujourd’hui les cir­constances sont semblables à celles qui existaient dans le ghetto. C’est ce que nous racontent les journalistes du monde entier. En Europe, un génocide est perpétré, et à nouveau le monde ferme les yeux, exactement comme il en avait l’habitude dans les années ’42-43.
Des dizaines de milliers de gens sont tués et personne ne veut arrêter cette démence. L’ar­gument qui veut qu’il est impossi­ble de l’arrêter est un mensonge. A nouveau, on se rend compte à quoi risque de mener le nationa­lisme chauvin. C’est pourquoi la question du ghetto nous revient à la conscience avec une pareille acuité. Le ghetto aurait dû être un signal d’alarme à l’humanité, et ne l’a pas été.

Quel est votre sentiment personnel? Vous vivez parmi des Polonais dans une atmos­phère d’antisémitisme et, du moins du point de vue de la disposition affective, la possibilité que vous montiez en Israël n’existe pas ?

En fait, je n’ai pas beaucoup d’alternatives. J’ai évidemment parcouru quelque peu l’Europe après la guerre et j’ai vu bien des choses, mais je n’ai pas trouvé d’endroit où je puisse me sentir mieux. On dirait que je n’ai pas la vocation d’être touriste ou de changer d’état. Ce qui compte pour moi est lié au souvenir le plus pénible de ma vie. Je me souviens que j’étais là, avant l’insurrection, à l’entrée de l’Umschlagplatz ( le lieu de concentration des Juifs de Varsovie avant leur envoi par chemin de fer dans les camps), des milliers de Juifs sont passés près de moi et je n’ai rien pu faire.
Cette sensation d’impuissance était épouvantable et jusqu’à la fin de mes jours je ne pourrai la surmonter. C’est alors que j’ai décidé que si j’étais sauvé de cet enfer, j’essaierais de vivre intégralement et d’aider les autres autant que possible. Peut-être est-ce pourquoi j’ai été attiré par les études de médecine, alors que je ne les avais nullement envisagées. Ce n’est qu’après que je me suis rendu compte que pratiquer la médecine peut fournir une occasion de remplir une mission: à l’hôpital, on ne demande pas au patient quelle est sa religion, on essaie simplement de l’aider.

En Pologne, on parle d’antisémitisme sans Juifs. Comment est-ce, d’être bundiste sans Bund? Etes-vous encore bundiste rien que pour harceler les Israéliens, vous venger d’eux pour leur manque d’intérêt à votre égard, pour ne pas dire leur hostilité ?

Je n’ai rien contre l’État d’Israël. c’est un État comme tous les États. Au total, j’ai trouvé qu’il ne faisait pas mon affaire, ni moi la sienne. Antek Tzukerman et Tzivia Lubetkin ont opté pour lui. Moi, je souhaitais une vie normale. Je n’ai pas voulu vivre jusqu’à la fin de mes jours de mon image de héros, et a fortiori d’un héros qui s’est trompé et n’a pas cru à la naissance de l’État d’Israël. Voyez ce qui est arrivé à Antek Tzukerman.
Peut-être des leaders de mouvements se sont-ils vengés de lui parce qu’il les avait accusés de ne rien avoir envoyé au ghetto, ni argent ni même un message d’encouragement.

On vous fait le grief d’avoir gommé l’État d’Israël de la carte de vos préoccupations.

Sottises. Je ne l’ai pas gommé, j’y suis même allé en visite un certain nombre de fois, du vivant d’Antek. Voici peu, dans un moment de faiblesse, j’ai voulu rencontrer à Varsovie l’ambassadeur d’Israël, Miron Gordon. Je me suis approché de lui à l’une ou l’autre occasion, mais il a prétendu ne pas avoir de temps à me consacrer. Je l’ai regretté.

Qu’en a t-il été de vos rapports avec les représentants précé­dents d’Israël en Pologne ?

Avec l’un d’eux, le chargé de mission Kitriel Katz (en poste à Varsovie à partir de 1966) je me suis même lié d’amitié, encore que je ne lui aie jamais dissimulé mes opinions touchant l’État d’Israël. A mon avis, Israël ne se soucie pas de perpétuer la culture juive, de tout ce monde juif qui s’est un jour étendu entre la Vistule et le Dniester, et n’est plus. Israël s’est coupé de toutes les coutumes traditionnelles, même de la langue, comme si il rougissait du sort des Juifs d’Europe orientale.
Les Israéliens forts et victorieux dans des guerres ont eu honte aussi bien des victimes de la Shoa que de ses rescapés. D’emblée, j’ai considéré que mon existence ne s’intégrait pas au destin de l’État d’Israël, qui m’intéresse peut-être, mais pas comme patrie. J’éprouve pour lui beaucoup de respect, mais je n’ai pas d’amour pour lui.

Peut-être parce que vous vous percevez comme le dernier des bundistes, comme il en est ici pour vous nommer ?

Ils racontent des sottises. De tout le Bund, il ne reste guère que quelques rares amis à moi dans le monde. Le Bund était fort en Europe orientale parce qu’il s’y trouvait une diaspora juive. Aujourd’hui, on n’y trouve plus de substrat humain juif, ni, de même, de base pour un parti, ni de Bund: le Bund a été liquidé avec le peuple juif. Il n’est plus que de l’histoire, c’est tout.

Le 19 avril, vous serez la vedette du spectacle. Quoi que vous fassiez, ce sera le vôtre. Que vous ne veniez pas et que vous restiez à Lodz n’y change rien. Ni que vous preniez ou non la parole, ni que vous serriez la main d’Yitzhak Rabin ou que vous choisissiez de ne pas la serrer. De toutes façons, nombre d’éducateurs en Israël seront forcés d’expliquer à leurs élèves qui vous êtes et comment ils ont réussi à vous escamoter pendant cinquante ans.

Patriotisme et chauvinisme nationaliste conduisent à une historiographie dépourvue d’objectivité. Même la Shoa est objet de manipulations. La reconstruction tendancieuse de la Shoa n’a pas épargné même Israël. Tout groupe politique façonne le passé qui lui agrée et des historiens non suspects ont besoin de bien du temps et de pas mal d’efforts pour épuiser la vérité. La vérité sue les guerres napoléonniennes est différente en Russie, en Allemagne et en France.

Que voulez-vous en fait ?

Avant la mise en place du ghetto, j’ai vu un vieux Juif que l’on avait fait monter sur un tonneau. Deux jeunes soldats allemands lui coupaient la barbe et les payes aux ciseaux. Les gens qui faisaient cercle riaient comme des brutes. Toute ma vie, j’ai fait en sorte de veiller à ne permettre à personne de me faire grimper sur un tonneau ■

Propos recueilli par Edouard Etler