Catherine Buhbinder nous livre le compte-rendu de la quatrième séance du séminaire philo consacré à Judith Butler.

Séminaire Judith Butler à l’UPJB – Séance du 20 JUIN

Compte-rendu par Catherine Buhbinder

(Compte-rendu de la troisième séance, compte-rendu de la première séance)

Levinas et la question de l’éthique

Cette séance de séminaire se rapporte à ma lecture des chapitres 1 et 2 du livre de Judith Butler (Tâche impossible, nécessaire ; Incapable de tuer), dont je n’ai gardé que les références à Levinas. C’est moi qui ai donc choisi de structurer le séminaire comme une lecture (par Butler) de plusieurs auteurs juifs, sur des problématiques qui leurs sont, à chaque fois, spécifiques : l’éthique juive avec Levinas, la violence étatique et la question du messianisme avec Benjamin, la nation avec Arendt, la mémoire avec Primo Levy, la cohabitation avec Saïd. Peut-être pourrons-nous faire des liens et comprendre les problématiques propres à Judith Butler à la fin de toutes ces études d’auteurs.

  1. L’importance fondamentale de Levinas pour la pensée juive 

Il nous faut donc tout d’abord souligner l’importance fondamentale de Levinas pour la pensée juive. On dira qu’il a contribué à faire connaître la pensée et la religion juive dans le monde non juif ou profane ! Et donc, pour les juifs eux-mêmes, alors qu’ils s’assimilaient … Mais, on pourrait tout aussi bien dire – je pense que c’est ce que dit Judith Butler – que son travail, qui consiste en un « effort de traduction » fait quasiment exister son sujet. C’est ainsi qu’à la faveur de ce travail, Levinas introduit et propose une pensée spécifiquement juive dans le monde philosophique moderne ! Sortie de son mystère et isolement, cette pensée s’émancipe du christianisme (surtout après la guerre) qui impactait sa compréhension. Il faut savoir que Levinas s’est surtout soucié de lire le Talmud. Ce qui fait que, par ses lectures (talmudiques), il nous propose autant « une forme » de lecture : le judaïsme en tant que lecture et discussion du Talmud par des rabbins, qu’« un fond » : la pensée juive comme pensée particulière et plus spécifiquement, comme « éthique ».

C’est surtout dans les dernières pages du chapitre, que Butler laisse entendre que cette pensée (ou tradition) juive représente une véritable alternative à la pensée philosophique grecque (basée sur la rationalité). Elle serait fondamentalement « anarchiste » ! Et, ce serait une pensée basée sur la tristesse, la fragilité et la ferveur (l’exaltation, le remord, la tristesse, dit-elle), ce dont est incapable la pensée grecque ! Mais ce serait surtout une célébration de la vie : « C’est parce que nous ne sommes que de passage, que nous ne sommes que poussière et centre, que nous devons préserver la vie ; la vie est mortelle ; nous devons lutter pour qu’elle ne périsse pas, … » (Butler p. 103)

Il faut savoir que Levinas est connu et très apprécié dans le monde chrétien, comme étant un « le philosophe de l’éthique », un sage, plus sage que les penseurs chrétiens ! J’ai lu pas mal de livres de vulgarisation de sa pensée, écrits par ce type d’auteurs. Mais, à mes yeux, la lecture qu’en propose Butler va dans un sens bien différent ! Et, il m’importe de voir en quoi cette lecture serait « juive » !

  1. Mais, le sionisme de Levinas contredit cette éthique !

Butler, fervente admiratrice de Levinas dont elle emprunte une série de thèmes, montre que Levinas trahit néanmoins ses principes dès lors qu’il s’attache à défendre et justifier le sionisme ! Là, il se révèle raciste, colonialiste, euro et judéo-centré. Il entraîne sa propre pensée vers des impasses et des contradictions. Il faut savoir que même s’il affirme que le sionisme est « l’événement le plus important pour l’histoire du judaïsme », le sionisme n’est, finalement, pas l’objet principal de sa pensée ! Il en parle principalement dans son livre « Difficile Liberté [1]», qui n’est, en réalité, qu’un recueil d’articles écrits de 1950 à 1980. Son objet principal est le judaïsme, un judaïsme d’avant-guerre bouleversé à la fois par la sécularisation et l’assimilation. S’il parle de la shoah ou d’Israël, on le sent pris dans le tension et l’enthousiasme de l’actualité immédiate et son texte devient emphatiques, et presque délirant. Ses phrases nous choquent aujourd’hui et comme le dit Butler, nous offensent. La Shoah est à ses yeux un événement paroxystique dans l’histoire de la persécution des juifs qu’il veut penser comme exceptionnel et qui justifie l’exceptionnalité, à la fois du destin juif et de la création d’Israël. C’est ce qui lui permet de penser qu’Israël pourrait représenter un renouveau du judaïsme, sa seule issue, une solution, … Mais, finalement, il ne développe pas trop ni comment, ni pourquoi. Et, son sionisme apparaît comme tout à fait utopique et irréaliste. C’est ce qu’il nous faudra comprendre. Personnellement, il n’a pas été dans un camp de concentration, en tant que juif, mais bien en tant que soldat prisonnier de guerre français. Sa famille a été décimée par la shoah. Ayant quitté la Lituanie pour venir étudier en France, c’est à Paris qu’il revient s’établir après la guerre. Il est professeur à l’École normale israélite orientale (ENIO) de Paris, cette école qui forme les enseignants de l’Alliance Israélite Universelle (AIU). Et il en prendra la Direction assez rapidement. Il enseigne également et à l’université de Paris à partir de 1973. Bien que sioniste, Levinas n’a pas émigré en Israël.

Qu’est-ce que le sionisme pour Levinas ?

Il me semble particulièrement intéressant de comprendre ce que le sionisme représente pour Levinas, car je pense qu’il rend compte de l’espoir et de la détresse mélangés, de beaucoup de juifs, vis-à-vis d’Israël, hier comme encore aujourd’hui. Comme pour la grande majorité des juifs, donc, le sionisme n’a paru crédible et ne s’est propagé qu’après la guerre ! Levinas proclame à plusieurs reprises dans son livre que le sionisme est « peut-être » LE tout grand événement de l’histoire des juifs et peut-être même de l’humanité ! Et pourtant, ce qu’il faut entendre par sionisme n’est pas si clair que cela. Et ce que l’on met dedans, les raisons d’y croire ou les objectifs poursuivis sont parfois très différents. Même s’il fait parfois référence aux juifs religieux qui parlent de « promesse » d’un point de vue temporel et géographique (ce qui est la position de Neher), pour Levinas, cette promesse est loin d’être constitutive du judaïsme. Le sionisme ne va pas de soi et n’est pas structurellement lié au judaïsme tel que le conçoit Levinas. (Voir texte Etat d’Israël et religion, p. 305). Mais, le sionisme est-il juste une recherche de refuge pour les juifs, après la guerre ? Cette considération proprement « politique » du sionisme n’intéresse pas non plus Levinas. Il espère, pour sa part, et surtout, que les juifs ne s’y « normaliseront » pas ! Il faudrait, alors, plutôt parler de sanctuaire ! C’est qu’il voit en le sionisme une occasion historique, décisive, de régénération du judaïsme. Il parle de chef-d’œuvre à réaliser ! (L’espace n’est pas une dimension p. 365 en 1968) Et, de solution (théologique) pour réconcilier (l’universel et du particulier), etc. … Peut-on parler de messianisme ? On verra, en effet, dans cette idée sioniste quelque chose de « miraculeux » propre à l’idée de rédemption. Et pourtant, l’idée de rédemption n’est pas un concept juif ! On pourrait plutôt parler de quelque chose de l’ordre de l’ordre de l’exception. Et, en effet, il insiste sur la destinée exceptionnelle du peuple juif. C’est à ce titre qu’il parle surtout d’une mission pour eux, celle de créer un pays particulier, totalement nouveau et inédit, et qui ferait d’eux « Une lumière pour les nations ». Mais, concrètement, si on doit chercher un « contenu » pour ce « chef d’œuvre » ou cette « mission », on trouvera que ses propositions sont, à cet endroit, très peu travaillées et réalistes. Il évoque l’idée de « retour », mais ce retour fait beaucoup plus référence aux prophètes ou à la Bible, à la terre d’Israël foulée par les anciens, qu’à la tradition talmudique qui a alimenté le judaïsme ! Il souligne quelques comportements nouveaux ou inédits, mais en réalité plutôt velléitaires : abnégation, sacrifice de soi dans le travail de la terre « aride et dangereuse ». Il mise sur une énergie créative (lorsqu’il parle de la création d’un Etat) et sur la solidarité (lorsqu’il évoque les Kibboutz) (Comment le judaïsme est-il possible 1959, 346-348-365). Il y a surtout un pari sur un peuple, qui se distingue par l’exceptionnalité de son destin de souffrance, … (L’espace n’est pas une dimension p. 365). Aux yeux de Levinas, Israël se présente aussi comme une solution à la sécularisation et l’assimilation (Comment le judaïsme est-il possible, 1959, p 348). Il s’agit de ramener les juifs à la synagogue et c’est en ce sens qu’Israël est pensé comme un renouveau du judaïsme et une promesse de survie.

Levinas a marqué toute sa vie son soutien indéfectible à Israël, et ce, quelle que soit la réalité. Cela ne l’a pas empêché d’être critique vis-à-vis de l’Etat et de sa politique qui éloignait le pays de son idéal. Et aussi vis-à-vis des Israéliens : Il interprète, ainsi, en 1965, les problèmes d’Israël en termes de manque de foi et de nihilisme de la population juive (De la montée du nihilisme ou du juif charnel 1965). Mais ce qui menace le jeune Etat d’Israël, à ses yeux, ce sont surtout les arabes hostiles et sourds aux monstruosités qu’ont subis les juifs et ignorants le projet universaliste que représente Israël. Cela vaut la peine – malheureusement ! – de lire « La poésie de l’impossible » (en 1969 p. 187-188) où il parle impunément de « bédouineries », même si c’est au nom de Claudel. C’est édifiant ! Ce qui menace également Israël, c’est, à ses yeux, la mondialisation du monde qu’il voit en termes de « montée des masses asiatiques qui ne partagent plus notre histoire sainte » (La pensée juive aujourd’hui, 1961) Et ce « nous, peuples du livre » exclut bien sûr les musulmans ! Ce projet très « occidentalo-centré nous interrogera donc sur l’universalité de son éthique ! Il fait preuve d’un judéo centrisme évident, qui lui fait perdre le sens de la souffrance des autres, souffrance systématiquement dérisoire et ridiculisée !

Il n’est intervenu publiquement qu’une seule fois pour critiquer Israël. C’était en 1982, suite aux massacres de Sabra et Chatila. Il applaudissait alors les manifestants qui voulaient une commission d’enquête, et il critiquait ceux qui disaient, tout comme les bourreaux nazis, « dieu est avec nous » ! On sait aussi qu’il a émis des doutes lors de la préparation d’un Colloque des intellectuels juifs de France en 1967, face à Neher plus imperméable au doute :  Il ne faudrait pas que l’Etat d’Israël devienne un persécuteur …

 Présentation de la pensée de Levinas, par Butler, et sa critique du sionisme

Je montrerai donc progressivement, comment Butler repère chez Levinas les bases même pour une éthique de la non-violence qu’elle appelle de ses vœux. Et puis, comment ces belles idées sont systématiquement contredites par le sionisme de Levinas. A l’encontre de Levinas lui-même, c’est dans l’extension de ces principes d’ouvertures, aux Palestiniens (là où Levinas ne le pouvait pas !) que Butler s’approprie de la pensée de Levinas et en propose un véritable renouvellement. Je présenterai cela en cinq temps ou 5 thèmes. Pour chacun de ces thèmes, j’aurai préparé une feuille avec plein d’extraits de textes de « Difficile Liberté ».  

  1. La « relation » éthique (ou le principe d’ouverture)

La philosophie de l’éthique chez Levinas est basée sur un décentrement très particulier, une « hétéronomie ». C’est « la relation » et non le « je » qui est au fondement de l’identité. Cela implique une démarche philosophie totalement nouvelle en philosophie. Et celle-ci a un rapport évident avec la philosophie de la diaspora telle que je la présentais à la séance passée.

La philosophie de Levinas ne part pas, comme chez Sartre par exemple, d’une philosophie de la « conscience ». Chez Sartre, on est « conscience de quelque chose » ; on est dans une philosophie du sujet. La sentence très connue de Sartre « L’enfer, c’est les autres ! », exprimait, précisément, l’idée d’une conscience qui découvrait qu’elle n’était pas seule et surpuissante (lorsqu’elle s’amusait à scruter les autres, les dévisager à leur insu, comme par le trou de la serrure, etc.), car elle était prise – Tel est pris qui croyait prendre ! – dans le champ de vision d’autrui. Et c’est cela se révélait être un enfer ! Trop d’humiliation, de blessure narcissique pour cette conscience, … Mais on sait que Sartre échouait à proposer une éthique ! Car on n’arrive pas, en effet, à introduire de l’éthique dans une philosophie centrée ainsi sur soi-même ! Ici, chez Levinas, au contraire, on part des autres, on est d’office à leur service ! Et ce n’est pas non plus pour aller regarder dans leur assiette ! La philosophie de Levinas ne suppose pas non plus une « réciprocité », telle que l’imaginait Buber, en parlant de « JeTu ». Levinas affirme que la relation éthique est profondément asymétrique. Le « Je » se découvre lui-même en découvrant l’autre, c’est-à-dire lorsqu’il assume une responsabilité totale envers lui. Et sans attendre aucunement que l’autre n’en fasse de même avec soi ! Or, si aucun « je » ne précède donc cette rencontre, la philosophie de Levinas ne peut pas être une philosophie de l’identité !  Le « Je » n’est pas identifiable ! Cela signifie qu’il n’y aura jamais rien, aucun « je », aucune spécificité, aucune caractéristique, aucun sentiment spécifique d’empathie ou de respect qui constituerait une « identité » et qui serait préalable à cette rencontre ! C’est pourquoi cette philosophie exclut toute pensée de l’identité et, du coup, de « dialogue interculturel » qui supposerait que les cultures soient déjà constituées (comme chez Buber). Levinas parle de : ramener le sens de toutes expérience à la relation éthique … Il parle d’assignation irrécusable, d’être l’obligé d’autrui ; de comprendre le monde à partir d’autrui, etc. … (dans Une religion d’adultes 1957, p.40).

=> Or, le sionisme, avec ses idées d’ « authenticité », de « désaliénation » et de « retour » semble bien contraire à cette philosophie de la relation !

Le sionisme est pour Levinas une occasion de « réappropriation de soi », de « désaliénation » ou de recherche d’« authenticité ». Dans un texte particulièrement marquant (Cf : La pensée juive aujourd’hui,1961 p. 230-231). Levinas parle de « mordre enfin dans l’histoire » là où les juifs étaient toujours restés en dehors, à côté, sur le bord. Il parle d’esprit de « minorité persécutée » qui devrait, dans les deux sens du terme, oser prendre sa « majorité ». Il parle de timidité et de confiance en soi. En faisant une allusion très claire à l’utopie internationaliste communiste, il a l’ambition encore plus forte d’« oser le socialisme dans un seul village ». Et au niveau des valeurs, il s’agira de passer de la « persécution » à la « recherche d’absolu » Enfin, le sionisme de Levinas nous invite, ici, à « voir grand », arrêter de « s’excuser », oser « s’affirmer » ! Dans ce texte, Levinas ironise très explicitement sur le fait que les juifs vivaient d’éthique plutôt que de politique (« Tout le monde n’a pas la chance d’avoir les mains pures ») Et, il invite les juifs à prendre des risques en s’impliquant dans l’histoire. Il parle aussi de se « désaliéner de la pensée chrétienne ». Enfin, il est très curieux que lorsqu’il propose des valeurs juives authentiques, il se réfère à la Bible et à la tradition prophétique plutôt qu’à à la tradition talmudique !

Il ne fait, d’ailleurs, nullement référence à ses propres valeurs dans ce texte où il n’est, nulle part, question de se mettre au service de l’autre ! C’est, tout au contraire, dans ce même texte qu’il parle de l’Autre (le musulman dont il a peur) comme étant celui qui menace cette authenticité ! Cet autre est « une masse innombrable de peuples asiatiques » « qui ne se réfèrent plus à notre histoire sainte ». Où est donc la philosophie de l’autre, de l’empathie et de l’éthique dans le sionisme ? Où sont les considérations de Levinas sur l’hospitalité et le refuge ? Au nom de cette authenticité retrouvée, le projet sioniste se révèle un projet eurocentré, raciste et qui n’a, justement rien, de cette philosophie de l’éthique ! Si on est à ce point centré sur soi, il ne peut plus être question de responsabilité radicale et d’ouverture à l’autre, aux plus faibles, à l’étranger, etc.

  1. Le visage, signe de la précarité infinie de l’autre

Levinas a écrit des pages superbes sur le visage et la rencontre de l’autre à travers son visage. Cela n’a rien à voir avec le surgissement d’un autre complètement abstrait chez Sartre, qui fait intrusion dans mon champ de vision, à l’instant même où je le regarde dans le trou de la serrure. Le visage d’autrui a quelque chose de charnel et concret. Il met tout le monde sur un pied d’égalité. Il est « sans contexte » dit Levinas, voulant dire par là, que tout le monde a un visage et qu’en cela nous sommes tous égaux et humains. Le visage est charnel, il y a des yeux, une bouche. Mais c’est justement lorsque nous ne voyons plus les yeux ou la bouche, que nous comprenons que le visage n’est pas une chose, mais quelqu’un. Ce visage révèle, précisément l’humanité en chacun, c’est-à-dire ce qu’il y a d’individuel, d’unique … Le visage est le signe de cette précarité infinie de l’autre. Il est unique parce qu’en réalité, il me concerne personnellement, lorsque je le regarde ! Et il est fragile car, c’est moi, justement, qui pourrais lui faire du mal ! Le visage n’est pas une chose, il est une adresse. Il est une parole. Il est un commandement : le 1er commandement, qui s’adresse à moi tout particulièrement ! C’est ainsi que le visage de l’autre, dans sa fragilité, sa précarité, me révèle comme étant sujet d’un souci éthique. C’est moi qui peux lui faire du mal. Mais c’est moi qui dois, au contraire, prendre soin de lui. Le visage c’est la porte d’entrée vers l’altérité. Et l’Autre est infiniment humain ! Cet autre n’est pas un ennemi, n’est pas une conscience équivalente à la mienne, … c’est l’être qui est là devant moi. Il suscite ma responsabilité, et ma conscience en tant qu’être responsable. Je dois en prendre soin.

Notion de précarité du visage, et de pleurabilité chez Butler

Cette idée du visage, qui fait d’autrui un être concret, unique, et humain est centrale chez Butler ! Mais Butler va encore plus loin dans l’interrogation de ce qui fait un visage, c’est-à-dire une existence, une vie, un prochain …  Car, ce n’est pas vrai que le visage est « sans contexte » ! Ce n’est pas vrai que nous ne voyons pas la couleur de la peau ou la catégorie sociale dans le visage. Non, nous n’avons pas le même regard devant un visage noir ou blanc ! Et parfois, il y a des limites au visage ! Certains ont ainsi plus de chances d’être vus en tant que visage, que d’autres, … Par l’effet de nos préjugés, du langage, du traitement médiatiques ou encore de la sociologie d’une manière générale, il y a des visages que l’on ne voit ou que l’on ne regarde jamais en tant que visages. Il y a des personnes qui n’ont pas de visage ! Or, ne pas voir le visage de quelqu’un, c’est le nier en tant que personne. On entre, ici, dans le champ personnel d’investigation de Butler ! Plus juste encore que le concept de visage, elle parlera donc de « pleurabilité », car on n’existe fondamentalement que pour les autres, ceux qui sont susceptibles de nous pleurer.   C’est l’objet de son livre « Vies précaires » !

Cet autre que l’on voit à travers son visage (chez Levinas) reste – selon Butler – quand même relativement abstrait (à la fois un commandement et précarité). Mais couvre-t-il vraiment tout le monde ? Tout le monde a-t-il un visage ? Y a-t-il une limite au visage ? Butler se demande ce qu’il en est de cette précarité et même parfois, de ce droit à l’existence. Toutes les personnes, en effet, n’ont pas la même chance d’avoir un visage ! Elles n’ont pas la chance d’exister pour les autres. C’est ce qu’exprime ce concept de pleurabilité : être pleurable, c’est avoir de l’importance affective pour quelqu’un.

Butler examine comment les images médiatiques déshumanisent les personnes. Il peut y avoir, dans le traitement médiatique, une diabolisation des visages ou une « personnification » de certaines idées. Elle évoque et analyse comment les médias ont associé le visage de Arafat à la notion de perfidie. Il est un fait que la personne vivante est toujours, par définition, toujours rétive à la photographie, toujours hors du cadre. Comment rendre compte de son existence ? C’est le jeu propre à la photographie, comme nous l’a si bien expliqué Benjamin. Les images ne sont pas anodines. Une foule n’est pas un visage ! Et, il y a des personnes (comme les Palestiniens) dont on ne montre jamais le visage. C’est ainsi qu’ils n’existent pas dans notre esprit ou ne sont pas considérés comme pleurables. Et, ils ne pourront donc effectivement pas être pleurés ! En guise d’illustration, je me permettrai d’ajouter ma propre constatation du décalage, le 7 octobre, entre l’abondance des photos personnalisées des otages israéliens alors qu’il y a si peu de photos personnalisées des Palestiniens. Ceux-ci sont toujours représentés comme des foules. Les Palestiniens ne sont jamais que des chiffres, jamais des visages !

Ce sont ces « existences », ces vies dignes d’être vécues, ces formes de vies déshumanisées ou dissimulées, que Butler veut serrer au plus près.

=> Dans le sionisme, les Palestiniens seraient le paradigme du « Peuple sans visage » !

Certes, Levinas n’a jamais dit, noir sur blanc que « Les palestiniens n’avaient pas de visage ! »  (Cf. Interview déjà citée de 1982 réalisée, pour la revue Esprit, dont j’ai déjà parlé, à la suite aux massacres de Sabra et Chatila, cf. p. 40 de Butler). Dans son article Judith Butler et la critique de la raison sioniste[2], le Professeur Chaouat (de l’Université du Minnesota) reproche donc à Butler de « tordre » la pensée de Levinas ou de n’être pas rigoureuse dans sa formulation. Cependant, cela n’est pas si faux que cela ! Le déni des Palestiniens de Levinas est tellement éloquent dans tous ses écrits sur le sionisme (dans Difficile Liberté) qu’il faudra bel et bien conclure avec Butler que, pour Levinas, les Palestiniens sont bien « le paradigme des sans visage » (p. 64).

Effectivement, à aucun moment, Levinas ne parle de la souffrance des Palestiniens. Et cela fait dire à Butler qu’il refuse d’admettre que les Palestiniens aient adressé une exigence éthique au peuple juif. Ensuite, les revendications arabes sont scandaleusement ridiculisées : Cf. « Que nous chaut cette bédouinerie » (p. 187). C’est un certain Rabi (Un peuple de trop sur terre p. 109) qui avait déjà interpelé Levinas en 1967 en ces termes : « Pourquoi ne dites-vous pas que l’Autrui le plus proche, celui qui nous obsède et nous met en question, celui dont nous sommes responsables du mal même qu’il nous fait c’est précisément [Ismaël] le fils d’Abraham et Agar ? ». Dans ce fameux texte où il parle de « montée des masses innombrables de peuples asiatiques et sous-développés » qui menacent l’identité retrouvée d’Israël (cf. La pensée juive aujourd’hui, en 1961, p. 231), il est clair qu’en tant que « masse », ces gens n’ont effectivement pas de visage ! Il est intéressant de voir que Levinas parle des Palestiniens et peut-être aussi des juifs venus des pays du Maghreb (les Misrahim). Dans ce texte, il y a un « nous » (judéo-chrétien), … Et, dans l’interview de la revue Esprit de Levinas avec Finkielkraut (à l’occasion des massacres de Sabra et Chatila en 1982), on comprend bien que Levinas cherche à justifier l’indéfendable ! L’éthique, dit-il, serait individuelle (une affaire entre le « Je » et le « Tu ») tandis que la politique serait collective. Et l’éthique pourrait tout simplement s’effacer au profit du politique. La politique justifiant l’existence d’Israël, justifierait du même coup la transformation du Palestinien comme prochain en un ennemi à abattre. Dans ce cas, dit simplement Levinas, « le prochain peut aussi s’avérer mon ennemi » ! Levinas dit, dans le même texte qu’il considère que « son prochain ne peut donc être que le juif » ! Et, il est évident que dans ce cas, le fait d’être prochain ne découle donc plus du regard, mais du fait d’être ami ou ennemi politique !

Faut-il en conclure que le visage qui adresse une demande éthique ne peut être visage que dans un cadre culturel spécifique !  Cela reste une question complètement légitime. Butler nous rappelle que Derrida aussi disait que l’on ne peut pas être ouvert à tout le monde, … !

  1. Le refus de la vengeance, dans la tradition messianique !

Selon Butler, Levinas s’évertue à montrer que la vengeance ne pourrait être « justifiée » philosophiquement, chez les juifs, eu égard à leur conception de l’histoire. En effet, leur messianisme est lié à la conscience aigüe de la contingence de l’histoire. Il n’y a pas de rédemption chez les juifs, pas de sens de l’histoire !

C’est ce que veut dire la phrase suivante : « La violence commise au nom de la justice suscite une souffrance qui ne fonctionne jamais, en définitive, comme jugement dernier » (Hillel) que Levinas cite explicitement. (Une religion d’adultes, 1957 p. 42). Cette phrase ne peut être comprise que si on prend en compte la conception de l’histoire chez les juifs. Ceux-ci, nous explique Levinas, ont une conscience aigüe de l’absurdité ou de la contingence radicale des événements du monde. Le monde n’est pas rationnel. Et donc, rien ne peut correspondre à un jugement définitif ou radical. Si rien n’est définitif, il n’y a pas non plus de jugement possible. Ce qui veut dire qu’on ne « conclut » jamais une affaire ! C’est vrai que même dans une querelle tout à fait banale, il peut y avoir plein d’erreurs d’interprétation et puis des événements qui font qu’il nous faut relativiser et prendre les choses par un autre bout. C’est ce qui rend, il me semble, la vengeance caduque : comment clore définitivement le sens des événements ?!

Je me permets d’inclure ici un extrait de texte de Levinas non cité par Butler et qui exclut, à ce titre, aussi le sionisme, sur la question de l’Histoire. Levinas y parle de Rosenzweig, le philosophe de L’étoile de la rédemption, qui l’a tellement marqué. Il écrit : « La communauté juive a l’éternité dans sa nature » ; le juif est déjà arrivé, il n’a pas besoin d’Etat (Entre deux mondes, la voie de Rosenzweig, 1959 p. 271). Ce qui montre bien la conception du temps de Rosenzweig et aussi son rejet du sionisme en raison même de cette conception.

Dans son Texte messianique (1960-61, p. 137-138), Levinas explicite cette conception de l’Histoire chez les juifs en se demandant si nous serions encore capables aujourd’hui de penser une telle contingence de l’histoire : « Pouvons-nous encore considérer que l’histoire n’a pas de sens, qu’aucune raison ne s’y manifeste ? (…) le sentiment de vivre dans un monde arbitraire ». Notons aussi que si nous sommes dans un monde où la vengeance ne fonctionne pas, cela signifie que nous pouvons souffrir de choses dont nous ne sommes pas responsables. Il n’y a pas de lien de causalité historique entre nos actes et l’histoire ! Et cela pas seulement parce que nous ne sommes pas seuls face aux autres, mais parce qu’il n’y a pas de comptabilité générale de chaque acte ! Qu’il y a une pensée de la contingence pure.

C’est de cela que découle l’idée de messianisme, originale, chez les juifs. En effet, l’idée intuitive que l’on se fait du messianisme est complètement tronquée du fait de l’histoire chrétienne qui en donne une autre interprétation. Le juif n’attend pas réellement la venue d’un Messie, c’est-à-dire de quelqu’un ou de quelque chose. Et il n’y a nulle rédemption imaginable. Le Messie, c’est « un principe d’espérance » explique Max Bloch. C’est surtout l’intériorisation, par chacun de l’utopie au cœur du présent. En fait, le Messie, c’est le surgissement de la responsabilité éthique !

C’est ce que nous explique Levinas en procédant à une lecture talmudique, c’est-à-dire en comparant une à une la palette d’interprétations qu’ont proposé quelques rabbins en prise avec cette phrase : « Se pourrait-il que ce soit moi ? Ils répondent finalement : « Le Messie est celui qui prend sur soi la souffrance » (Ecrits messianiques, 1961). Finalement, cette phrase signifie au moins trois choses : 1° Tout le monde est le Messie lorsqu’il prend sur soi la responsabilité éthique !  2° Le Messianisme a un rapport avec la souffrance (Le Messie prend la souffrance sur lui). La souffrance (la persécution) n’a pas de rapport avec ce qui est vraiment subi ! 3° Le Messie est une intériorité, c’est le « MOI » absolu : c’est-à-dire qu’il est éminemment « seul ».

=> Le sionisme qui propose un messianisme s’accomplissant dans l’histoire contredit le messianisme juif !

Levinas parle du messianisme du sionisme de manière détournée en disant que : « La sensibilité messianique serait perdue si la solution de l’Etat représentait une tentative de réunir le particulier (du messianisme) et l’universel (de l’histoire) …  « Ce sera mon dernier mot » ! (Texte messianique, en 1960-61). Il parle donc de « sensibilité messianique » et non de messianisme proprement dit !  Cependant, on ne voit pas en quoi les israéliens feraient preuve de « sensibilité messianiques » … Fût-ce par une vie des kibboutzim basée sur un « indifférence aux remous du monde, par une vie quotidienne de travail et de risques ». Et en quoi toute la société Israélienne serait basée sur les mêmes principes.  On voit juste qu’interpréter le sionisme en termes de messianisme représenterait une sacrée transgression de toute la philosophie messianique qu’il a développée par ailleurs. C’est pourtant ce qui semble proposé par Levinas lorsqu’il parle de « réunir l’histoire universelle et le particulier du messianisme ». Ou lorsqu’il laisse penser qu’une reconnaissance et collaboration avec l’histoire serait concevable et nécessaire. Il va même jusqu’à parler de « l’hypocrisie de ceux qui se croient en dehors de l’histoire ». Il parle, également, de « nous » (juifs assimilés) alors que le messianisme serait éminemment individuel. Enfin, il ne dit rien du rapport entre le messianisme et l’Etat que Benjamin montrera si incompatible. Certes, lors de cette fameuse interview avec Finkielkraut (dans la revue Esprit), il rappelle bien que l’interprétation messianique d’Israël est sa crainte principale ! Il semble alors distinguer deux formes de messianisme : un messianisme d’Epinal et une vie messianique véritable … Un messianisme d’Etat et un messianisme de la vie quotidienne. Mais il ne nous convainc pas en disant que les Israéliens mènent une vie messianique !

« Quand je dénonçais tout à l’heure la confusion entre sionisme et messianisme ou plutôt quand j ’ai voulu séparer le sionisme et la mystique qui y voit les premiè­res douleurs de l’accouchement du Messie, ce n’était pas du tout pour diminuer l’effort sioniste. C’était pour le séparer seulement de l’image d’Epinal du messia­nisme qui est dangereuse comme principe politique. Je pense au contraire que le sionisme comporte un élément messianique véritable qui est la vie même, la vie quotidienne d’Israël en Israël. Il est dans le travail dur, dans le sacrifice de tous les jours des gens qui ont quitté situations et souvent abondance pour mener une vie difficile, pour mener une vie éthique, pour mener une vie que ne dérangent pas les valeurs de notre confort occidental, des gens qui comme Rabbi Aquiba, dans la page finale du traité talmudique Makoth, ne sont pas troublés par le « bruit de Rome » que l’on entend même à de grandes distances. Je dirais que dans ce sens on est plus près du Messie en Israël qu’ici. »

Extrait de l’interview

Esprit Interview avec Finkielkraut suite aux massacres de Sabra et Chatila en 1982

Cette analyse du messianisme et de la vengeance peut bien nous donner des arguments aujourd’hui contre ceux qui voient dans la rétorsion des Israéliens aux événements du 7 octobre une vengeance.

  1. L’interdiction de tuer et l’éthique de la non-violence

Pour Butler, il y aurait dans cette philosophie éthique de Levinas les bases pour une Ethique de la non-violence (Un pacifisme radical).

« Le visage offre cette résistance absolue où s’inscrit la tentation du meurtre : la tentation d’une négation absolue. Autrui est le seul être qu’on peut être tenté de tuer. Cette tentation du meurtre et cette impossibilité du meurtre constitue la vision même du visage » (Cf. Ethique et esprit, p. 20)

Ce qui est spécifique à Levinas dans cette histoire d’éthique et de visage qui nous dit de ne pas le tuer, … est que cette « volonté pacifique » ne vient pas comme une compétence ou instinct empathique qui serait quelque part en nous. Elle découle totalement du rapport que j’ai au visage de l’autre, lorsque je le vois. Et plus intéressant encore, c’est la façon dont l’autre nous renvoie à nous-même qui importe. L’Autre est celui qui me menace ; mais, il faut que je retourne moi-même cette menace en son contraire, car c’est moi-même que je peux considérer comme menaçant. Et, finalement, je suis autant menacé par ma propre capacité de le tuer, que d’être tué par lui ! C’est cela le souci éthique : l’angoisse d’être moi-même une menace pour l’autre !  Levinas ne reconnaîtra jamais l’auto-défense d’un point de vue éthique ! Celle-ci ne trouvera jamais un moyen de se légitimer moralement ! Il met, par contre en évidence un conflit intérieur très puissant. J’aurais bien des raisons de vouloir tuer cet autre qui me menace ! Mais je ne peux pas ! Et cette injonction me demande à moi-même une force surhumaine !

C’est dans cette « torsion » sur soi que surgit notre propre conscience, conscience comme étant « responsable » de l’autre… Prendre soin de quelqu’un plus que de soi-même, s’en sentir responsable en dépit même de notre propre vie (On peut parler « d’interpellation non choisie »), c’est un effort terrible, inhumain, irrationnel et violent.

Et, c’est cela que Levinas nomme la persécution. (Cf. Ethique et esprit, p. 20) : « Est violente toute action où on agit comme si on était seul à agir : comme si tout le reste de l’univers n’était là que pour recevoir l’action ; est violente, par conséquent, aussi toute action que nous subissons sans en être en tous points collaborateur » (idem p. 18).

Ainsi, Levinas inverse complètement le rapport entre la persécution et la responsabilité ! La responsabilité n’a rien à voir avec les actes que j’aurais commis, ni, même avec l’intention de les commettre, c’est-à-dire avec la liberté. Elle émerge simplement comme conséquence de « l’interpellation non-consentie ». Elle est responsabilité pour l’autre, en dehors de tout acte !

Selon Butler, il y a dans la philosophie de Levinas, les germes pour une philosophie du pacifisme absolu dans le sens où l’éthique émerge d’un « conflit » latent entre moi et l’autre. Et je suis écartelé entre mes propres impulsions meurtrière et l’interdiction de tuer. La non-violence vient toujours d’une tension ; elle s’impose toujours avec violence. Cela nous amène à conduire notre pensée dans trois directions :

  1. Butler propose des rapprochements avec la psychanalyse (cf. Le récit de soi)

Butler montre dans son autre livre « Le récit de soi » que cette idée de la persécution propre à la relation éthique a des liens avec la psychanalyse. C’est Laplanche[3] qui en aurait parlé. Pour la psychanalyse aussi, il y a une sorte d’emprise inaugurale exercée par l’autre sur moi que je subis avant d’être formé comme « moi ». Le moi n’émerge qu’au travers d’une certaine accusation qui rend le sujet possible. Le traumatisme primaire, c’est l’emprise initiale de l’autre. Cette scène est persécutrice puisqu’elle n’est ni désirée, ni choisie. C’est la façon d’« être agi », antérieure à la possibilité de s’agir ou d’agir en son nom propre.

Ce sentiment de ma propre violence est inhibé pour se transformer en culpabilité accrue. Je prends sur moi de protéger l’autre de ma propre violence !  Et je reprends à mon compte la culpabilité du persécuteur.

  1. Butler interroge le lien entre responsabilité et persécution (jusque dans la shoah ?)

Levinas va très loin dans cette idée de responsabilité et de persécution. Il dit explicitement : « Être persécuté, être coupable sans avoir commis de faute est l’envers d’une responsabilité universelle » (p. 315 De la montée du nihilisme au juif charnel, en 1965). Ou encore : « Dans le traumatisme de la persécution, l’éthique consiste à passer de l’outrage subi à la responsabilité pour le persécuteur et, dans ce sens, de la souffrance à l’expiation pour autrui. » (Autrement qu’être et au-delà de l’essence » p.176) ». Pouvons-nous conclure de cette « structure persécutrice » que nous sommes responsables de notre propre persécution ? Et, cela signifie-t-il que nous devenons responsables des actes des autres ? Et notamment des atrocités qu’ils peuvent nous faire subir à nous ? Sommes-nous masochistes ? Que faire face à la persécution absolue que représente la shoah ?

« Nous avons l’habitude de considérer que nous sommes responsables de ce que nous avons fait, de ce qui se rattache à nos actes ou à nos intentions. Levinas s’oppose à cette idée, affirmant que c’est une erreur de rattacher la responsabilité à la liberté. Je deviens responsable en raison de ce que l’on me fait, mais je ne deviens pas responsable de ce que l’on me fait, si on entend par là me blâmer des atrocités que l’on commet sur moi. Au contraire, je ne suis pas responsable initialement en raison de mes actions, mais du fait de la relation à l’Autre établie au niveau de mon irréversible exposition primaire, de ma passivité antérieure à toute possibilité d’action ou de choix » (« Le récit de soi » p. 90)

 

Cela signifierait que c’est dans la persécution que je me construis ! Et pourtant, je ne cherche, bien sûr, pas la persécution ! J’en souffre. Je ne peux qu’essayer de « prendre sur moi » cette persécution en une responsabilité supplémentaire. Mais comment « prendre sur soi » la persécution maximale, absolue, et collective, que représente la shoah ? Et cette persécution n’est-elle pas collective ? Que faire de toute cette violence subie ? Comment « expier la faute pour nos persécuteurs » ? Peut-on imaginer une expiation collective ?

  1. Butler cherche dans cette « éthique de relation », les bases pour un philosophie de la non-violence, ou un pacifisme radical (Cf. Vies précaires)

Il s’agit, comme je l’ai déjà dit plus haut de réfléchir à ce qu’il advient de l’éthique lorsque l’on passe au domaine politique. Pour Levinas, la rencontre avec le visage de l’autre est duelle (entre lui et moi). Et le tiers est présupposé. L’éthique se heurte au politique, par rapport auquel elle est impuissante. Et dans ce cadre, il est possible de voir l’autre comme un ennemi ! Comme je l’ai dit plus haut, le Palestinien n’a, à cet endroit, pas de visage, … « Dans ce cadre, on défend le prochain, quand on défend le peuple juif ! » (Interview avec Finkielkraut).

=> À partir du moment où le judaïsme est pensé comme étant « par essence » lié à la persécution, le sionisme mène à de l’irresponsabilité politique !

Il y a une phrase que Levinas a écrite dans un texte de 1971, qui représente incontestablement une sorte de pas de travers, mais qui en dit énormément sur le nombre de raccourcis et d’inconscient qui se joue dans cette affaire : « Mais peut-être l’essence ultime d’Israël, son essence charnelle … tient-elle à sa disposition innée au sacrifice involontaire, son exposition à la persécution… » (Difficile liberté p. 314-315)

Dire cela revient, selon Butler, à confondre les niveaux qu’elle appelle (à l’instar de Levinas) « pré-ontologique » (structure psychique personnelle) et « ontologiques (la réalité historique). Comment Levinas peut-il donc passer d’une proposition de « schéma mental » de la relation éthique (qui devrait être personnel, mais aussi universel, …), à une réalité historique particulière (celle d’Israël à la fois peuple et terre) ? Et comment peut-il ignorer, au moment où il écrit son texte, c’est-à-dire 25 ans après la création d’Israël, qu’il s’est déroulé, depuis lors, toute une histoire dans laquelle les Israéliens ont été à l’abri de persécution et n’ont pas vécu en diaspora, et dans laquelle la question de la souffrance de la diaspora et la persécution ont peut-être changé de camp.

Cela pose de sérieux problèmes : 1° Si les juifs, et par extension Israël, est par nature « persécuté » il devient impossible, pour les Israéliens de penser qu’ils peuvent aussi faire souffrir ! Cela représente un déni total de la persécution qu’ils font subir aux Palestiniens quotidiennement, …. 2° Envers les Palestiniens tués, ils déclinent systématiquement toute responsabilité, en se montrant comme les victimes, c’est-à-dire en utilisant de manière abusive l’idée de légitime défense. Comme l’explique Butler : Prétendre qu’un groupe de personnes, historiquement constitué, est, par définition, toujours persécuté et ne persécute jamais lui-même, légitime une inadmissible irresponsabilité, ainsi qu’un recours sans limite à l’agression au nom de la légitime défense (Butler p. 76). Enfin, un troisième problème détecté par Butler sera que si on réserve cette structure éthique aux juifs, elle perd son universalité !

J’aurais, pour ma part, vraiment besoin/envie d’approfondir encore, de comprendre mieux, ce lien que l’on fait entre la persécution et la judéité. Je remarque que Judith Butler sait s’arrêter dans le sens où elle ne va jamais jusqu’à dire qu’il est commun que les persécutés deviennent les persécuteurs, etc. 

  1. De la « substitution » à la cohabitation

Dans cette structure de la relation éthique proposée par Levinas, il y a, ainsi expressément nommée par Levinas, la « Substitution » ! L’autre met en question mon droit ontologique à l’existence. Mais surtout, il prend ma place (Et il s’agit donc très précisément d’une question de « place » ou de territoire !). Il est là, « avant » et « au-dessus » de moi. On lira carrément dans De la phénoménologie de l’éthique (1997) que je dois me penser comme un « usurpateur » de la place de l’autre ! Ou encore, que je suis son otage ! En effet, ce n’est que parce qu’il est déjà là, à condition qu’il soit là, que je pourrai être moi-même ! Mais ainsi, il y a une sorte de transitivité de lui à moi. Il s’installe entre moi et moi-même et y produit une substitution. Cela veut dire aussi ou en tous cas, que ma place n’est jamais possédée en propre : « Être lié à l’autre, qui est déjà à notre place, c’est précisément reconnaître que cette place est le lieu même de la relationnalité éthique, de l’exigence d’honorer le visage, exigence à laquelle nous sommes tenus, exigence qui nous enjoint de ne pas tuer, et de ne pas revendiquer un contrôle exclusif de ce lieu même » (p. 97 Butler). Et, en fait, c’est cette relationnalité éthique qui, selon Butler, rend possible une véritable politique de la non-violence, car il s’agit d’une structure où le tiers est là, où il préexiste. Ce tiers, c’est la politique ! C’est-à-dire l’acception de la présence non-choisie d’un autre qui habite effectivement avec moi, comme base ou principe d’investissement de l’espace. C’est donc la négociation possible pour un investissement commun et concerté autour de cet espace qui s’en suit. C’est une politique de la cohabitation ! « Quelle que puisse être cette politique qui procède de cette reconnaissance, elle devra s’opposer à l’usurpation, cette forme d’usurpation que, historiquement, nous associons à une politique d’appropriation des territoires, à une politique de privation pour les populations déjà présentes sur ces territoires. L’usurpation devra maintenant aller en sens inverse. Ce que nous appelons nôtre n’est déjà plus nôtre, et cette maxime, seule, nous permettra de poursuivre dans la voie de la non-violence, qui honore les liens qui nous unissent indépendamment de notre volonté » (Butler p. 98)

=> Dans le sionisme, au contraire de la cohabitation, Israël affirme son existence primordiale, exclusive et suprême, son appropriation arrogante de l’espace, et sa négation totale de l’autre !

Lecture de la p. 79 de Butler

Dans le même texte qui nous a déjà tant choqués (La pensée juive aujourd’hui p. 231), Butler souligne l’utilisation des mots employés par Levinas, car ce sont des mots qui créent les frontières. Levinas met, par exemple, face à face les Israéliens qui bâtissent leur Etat et « ces foules asiatiques » qui les regardent de « leurs yeux avides ». On voit déjà le mur entre eux et nous, …. Elle parle de « marges » de l’histoire auxquelles nous juifs et chrétiens seront renvoyés, etc. On lit dans ces mots, selon Butler, toute la question de frontières, des prisons à ciel ouvert, des murs de séparation, etc.

Ce serait évidemment faire un mauvais procès de Levinas que de lui attribuer une quelconque responsabilité dans cette situation qui finit par détruire ce qu’il y avait de plus beau et de plus généreux dans sa pensée, son œuvre à lui. Mais c’est clair qu’il y a un véritable impensé dans son sionisme, un décalage intolérable entre son enthousiasme et la situation concrète à laquelle celui-ci a mené.

[1] Les références que je cite se rapporte à ce livre édité en poche, collection biblio essai, édition Albin Michel. J’en ai distribué les extraits en séance

[2] Internet

[3] Jean Laplanche (L’auteur du Dictionnaire de la psychanalyse, avec Pontalis), dans son livre Vie et mort en psychanalyse, Paris, Flammarion, 1970