Elie Wiesel : the dark side of the mensh

Ces lignes un peu énigmatiques de l’historien Pierre Vidal-Naquet rédigées en 1992 [1] me serviront à introduire quelques modestes réflexions sur l’héritage d’Elie Wiesel, survivant d’Auschwitz-Birkenau, des marches de la mort et de Buchenwald, décédé ce 2 juillet 2016 après être devenu, comme l’écrivait de son vivant le quotidien Libération, « ce notable métaphysique recru de reconnaissance et épuisé d’honneurs (…), ce talisman terriblement humain que les puissants veulent à leurs côtés quand ils s’affrontent à la commémoration des massacres de l’histoire » [2].

Il y a d’abord la force d’un témoignage dont la première version prit forme, après dix ans de silence volontaire, sous le titre yiddish Un di Velt Hot Gesvign (Et le monde se taisait) avant sa publication française, La Nuit. Dans les années 1950, les témoignages des rescapés du judéocide ne rencontraient pas encore de succès en librairie : la première édition sera limitée à 3000 exemplaires, alors qu’aujourd’hui l’ouvrage a trouvé des millions de lecteurs dans plus de 30 langues. Ce silence du monde avant, pendant et peu après Auschwitz, Elie Wiesel n’a eu de cesse de le dénoncer avant même de devenir le dépositaire de la terrible confirmation apportée par son ami Jimmy Carter qui lui montra en 1979 les photos prises fin 1942 par les avions militaires américains survolant Auschwitz : les dirigeants alliés « savaient », mais n’ont jamais pris la décision politique d’agir contre la machine de mort nazie, par exemple en bombardant les lignes de chemin de fer conduisant aux camps d’extermination.

Silence politique, silence divin aussi. Issu d’un milieu religieux, Elie Wiesel écrivait dans La Nuit à propos de la célébration de Rosh Hashana par ses codétenus en 1944 : « Béni soit le nom de l’Eternel ? Pourquoi, mais pourquoi Le bénirais-je ? Toutes mes fibres se révoltaient. Parce qu’Il avait fait brûler des milliers d’enfants dans les fosses ? Parce qu’Il faisait fonctionner six crématoires jour et nuit, les jours de Sabbat et les jours de fête ? Parce que dans Sa grande puissance, Il avait créé Auschwitz, Birkenau, Buna, et tant d’usines de mort ? Comment Lui dirais-je : Béni sois-Tu, l’Eternel, Maître de l’Univers, qui nous a élus parmi les peuples pour être torturés jour et nuit, pour voir nos pères, nos mères, nos frères finir au crématoire ? (…) Autrefois, le jour du Nouvel An dominait ma vie. Je savais que mes pêchés attristaient l’Eternel, j’implorais Son pardon. Autrefois, je croyais profondément que d’un seul de mes gestes, d’une seule de mes prières dépendait le salut du monde. Aujourd’hui, je n’implorais plus. Je n’étais plus capable de gémir. Je me sentais, au contraire, très fort. J’étais l’accusateur. Et l’accusé : Dieu. Mes yeux s’étaient ouverts et j’étais seul, terriblement seul dans le monde sans Dieu, sans hommes ». Ce n’est plus en Dieu mais en Hitler que le jeune déporté Elie Wiesel en arrive à croire : lui a tenu ses promesses, toutes ses promesses aux Juifs.

Ces considérations, proches de celles de l’incroyant Primo Levi mais formulées de l’intérieur de la foi, donnent à penser que La Nuit contient le cri d’effroi d’un peuple trahi dans son Alliance avec la divinité. Et le lecteur de gauche d’imaginer de nouvelles alliances, humaines celles-là, que pourrait contracter le peuple juif, par exemple avec les autres victimes de la barbarie raciste.

Mais malgré son aura de « messager de l’humanité », comme l’a qualifié le comité Nobel en lui décernant le Prix Nobel de la Paix en 1986, en dépit des oraisons funèbres qui le dépeignent comme « l’une des grandes voix morales de notre temps, et à bien des égards, la conscience du monde » (Barack Obama le 3 juillet 2016), la trajectoire politique d’Elie Wiesel fut aussi celle du nationalisme juif dans sa version la plus étroite et hélas la plus banale, refusant d’associer la mémoire des Roms à celle des Juifs, ou militant jusqu’au bout pour la judaïsation (c’est-à-dire l’épuration ethnique) des quartiers palestiniens de Jérusalem.

Juifs et Tsiganes : ne pas dévaluer l’Holocauste

Sa stature mondiale de survivant et mémorialiste du judéocide a fait de d’Elie Wiesel une référence incontournable sur la barbarie nazie. Mais contrairement à d’autres personnalités juives comme le célèbre chasseur de nazis Simon Wiesenthal, et malgré ses prises de position contre les épurations ethniques en ex-Yougoslavie ou le génocide des Tutsis au Rwanda, Elie Wiesel a toujours proclamé le caractère « unique » de la Shoah au point de traiter par le mépris la question de la destruction des Tsiganes par les nazis.

L’essayiste et producteur Jean-Marc Turine (Le crime d’être Rom, Golias, 2005) évoque ce silence acharné de l’auteur de Et le monde se taisait : «  lorsque Simon Wiesenthal (…) écrivit en 1984 à Elie Wiesel, qui présidait alors l’Holocaust Memorial Council, afin de lui demander que les Roms soient représentés dans ce Conseil qui visait à perpétuer le souvenir de la Shoah, Wiesel refusa catégoriquement, lui répondant sans détour qu’il ne fallait pas dévaluer l’Holocauste. Ce à quoi Wiesenthal rétorqua qu’il ne fallait pas dévaluer le nazisme, car les Roms, au même titre que les Juifs, ont été victimes du racisme fanatique du régime hitlérien. (…) Malheureusement, cet épisode illustre le fait que certains responsables dans la communauté juive tentent de s’accaparer le statut de victimes uniques du génocide nazi, quitte à verser dans le négationnisme du génocide rom. En tronquant et en minimisant la réalité de l’entreprise de mort que constituaient les camps d’extermination, certains mettent ainsi à mal les efforts d’autres intellectuels juifs qui, conscients de la capacité de leur communauté à imposer au monde la mémoire de la Shoah, sont les avocats parmi les plus dévoués à la mémoire du génocide rom. (…) Je pense que la non-reconnaissance du génocide subi par les Roms conditionne le fait qu’il soit admis qu’aujourd’hui, cette communauté de 12 à 15 millions de personnes soit traitée d’une manière aussi violemment discriminatoire. Je ne pense pas que tout cela eût été possible si la communauté rom avait bénéficié d’un statut clair et officiellement admis de victime du génocide. Et cette dynamique dangereuse risque bien de mener à la catastrophe d’ici peu » . [3]

Lorsque le 24 janvier 2005 les Nations Unies organisèrent à l’occasion du soixantième anniversaire de la libération des camps une session spéciale de l’Assemblée Générale pour commémorer l’Holocauste, Elie Wiesel était le seul orateur s’exprimant au nom des victimes. Le Secrétaire Général Koffi Annan a « évoqué la mémoire des autres victimes du nazisme – les Tziganes, les Slaves, les handicapés, les Témoins de Jéhovah, les homosexuels, les opposants politiques ou encore les artistes – mais a souligné le caractère unique de la tragédie du peuple juif ». Elie Wiesel pour sa part a évidemment parlé de la destruction des Juifs, et un peu du Cambodge, du Rwanda et du Darfour, mais pas un mot pour les Roms dans son exposé qu’il concluait par la question « le monde n’apprendra-t-il jamais ce qui s’est passé à Auschwitz et dans les autres camps de la mort ? [4] »

Le refus d’Elie Wiesel de voir figurer les Roms aux côtés des Juifs parmi les victimes du racisme biologique du régime nazi est rapporté dans le très beau chapitre « Juifs et Tsiganes » des mémoires de Simon Wiesenthal, Justice n’est pas vengeance (Laffont, 1989) qui se termine par une phrase qu’Elie Wiesel n’a jamais été capable d’écrire : « Certaines interprétations modernes du concept de ‘nation’ affirment que l’un de ses principaux critères est la ‘communauté de destin’ : en ce sens, je me sens lié à tous les Tsiganes qui ont souffert à Auschwitz »  [5]

Le châle de prière pour dissimuler un nettoyage ethnique

Dès la fin de la seconde guerre mondiale, Elie Wiesel noua des liens qui ne cesseront de se renforcer avec le mouvement sioniste. En 1948, il couvrait la guerre israélo-arabe pour le magazine juif français L’Arche. Il fut alors tenté de rejoindre la milice armée clandestine Irgoun, mais décida de défendre ses idées par la plume et devint le correspondant parisien du quotidien israélien de droite Yediot Aharonot. Depuis, comme l’écrit la correspondante de Regards en Israël, « le soutien affiché par Elie Wiesel à Israël est demeuré indéfectible » [6]. Au point que selon Yoel Rappel, chercheur israélien en charge des archives Elie Wiesel, tous les revenus tirés de ses travaux sur le judéocide devaient faire l’objet d’une donation à l’Etat d’Israël.

En 2007 et en 2014, les dirigeants israéliens lui proposèrent de devenir Président de l’Etat, ce qu’il refusa, préférant une fois encore conserver son statut d’écrivain. Mais il accepta une autre fonction politique : en 2014, Elie Wiesel est nommé Président d’Elad, une organisation de colons extrémistes à la pointe de la « judaïsation » du quartier palestinien de Silwan (Jérusalem-Est) dont le projet, en phase avec ceux du gouvernement israélien, est de créer un parc d’attraction à thèmes bibliques en expulsant ses habitants palestiniens pour « rendre Jérusalem aux Juifs ».

Il s’agissait de la part d’Elie Wiesel d’un choix assumé [7] Le positionnement d’Elie Wiesel en faveur d’une Jérusalem juive remonte pourtant au moins à 2001 et rien ne permet de douter de sa pleine conscience de ce que cela impliquait en terme de soutien aux colons. , qui découlait de son point de vue ultra-nationaliste sur Jérusalem. Alors qu’il a toujours affirmé ne pas vouloir intervenir dans les « débats intérieurs » à l’Etat d’Israël, Elie Wiesel a une fois, et une fois seulement, émis une vive critique à l’égard du gouvernement israélien : c’était en 2001 quand le Premier Ministre travailliste Ehud Barak faisait mine d’être prêt à discuter avec la délégation palestinienne du statut de Jérusalem. Elie Wiesel s’est alors fendu d’une tribune publiée dans la presse internationale [8] dans laquelle il expliquait que la ville « se situe à un niveau plus haut que la politique » parce qu’elle est « 600 fois mentionnée dans la Bible » alors que « son nom ne figure pas dans le Coran », s’inquiétait d’apprendre que « le Mont du Temple, sous lequel se trouvent les vestiges du temple de Salomon et de celui d’Hérode, appartiendrait désormais au nouvel Etat palestinien » et posait la question : « donner la Vieille Ville de Jérusalem à Arafat et à ses terroristes, n’est-ce pas les rassurer dans leur voie et, à la limite, les récompenser ? » Et le mémorialiste de la Shoah de peser de tout son poids symbolique pour se référer… aux accords de Munich : « La paix est la plus noble des aspirations ; elle mérite qu’on lui sacrifie ce qui nous est le plus précieux. Je le veux bien. Ce précepte semble sage et généreux. Mais est-il applicable à toutes les situations ? Peut-on dire ‘La paix à n’importe quel prix’, toujours ? L’accord infâme de Munich n’était-il pas motivé chez les Anglais et les Français par un désir naïf de sauver la paix du monde ? Si céder des territoires semblerait, dans certaines conditions, concevable car politiquement pragmatique sinon impératif, peut-on en dire autant d’un plan qui entraînerait le renoncement à l’Histoire ou sa mutilation ? »

On pourrait ironiser ainsi : lorsque le Prix Nobel de la Paix Elie Wiesel a osé critiquer un gouvernement israélien, la force de ses idées humanistes et de son recours rationnel à l’Histoire ont pu l’emporter… puisqu’Ehud Barak a ensuite renoncé à ses généreuses concessions et que la Vieille Ville de Jérusalem est aujourd’hui plus juive que jamais !
Un peu plus tard, le 5 novembre 2004, soit 6 jours avant la mort de Yasser Arafat (lui aussi Prix Nobel de la Paix…), Elie Wiesel se réjouissait déjà de sa disparition annoncée : « Avec la sortie de Yasser Arafat disparaît le plus grand obstacle à la paix entre Israël et les Palestiniens. Sa disparition marque le début d’une nouvelle ère d’espérance au Proche-Orient ».  [9]

Rien de tout cela ne semble avoir terni l’image de celui que François Hollande a salué ce 3 juillet 2016 comme « un grand humaniste, inlassable défenseur de la paix »

A travers cet engagement aux côtés de l’extrême-droite religieuse israélienne, Elie Wiesel est l’exemple par excellence du courant dominant de l’opinion juive qui reformule en termes nationalistes l’alliance entre le peuple et son Dieu, cette alliance-même que le jeune Eliezer Wiesel, dans la nuit des camps nazis, pensait voir rompue. C’est en tout cas ce que je comprends en lisant les mots très durs de l’ancien Ministre israélien Yossi Sarid (Meretz) publiés en 2014 dans le quotidien Ha’aretz : « Voici un homme dont on attend qu’il manifeste une sensibilité particulière aux souffrances d’autrui, et ce où qu’il se trouve, aussi bien dans la ville roumaine de Sighetu Marmatiei, dont il est originaire, que dans le quartier de Silwan à Jérusalem. (…) Elie Wiesel se déclare en dehors de la vie politique israélienne. Chaque fois qu’on lui a demandé de réagir à quelque injustice autour de nous qui rappellerait quelque autre injustice lointaine, il a éludé. Alors maintenant le voir lui, entre tous les hommes, pénétrant violemment dans une maison [palestinienne] puis une autre, des maisons acquises par des transactions douteuses, qu’on peut faire évacuer dans la nuit avant que les draps et le café aient refroidi ? Lui, entre tous, brandissant le châle de prière pour dissimuler un nettoyage ethnique ? De toutes les organisations d’Israël, il a choisi Elad, la plus controversée, un mouvement sans vérité, sans grâce, sans compassion. (…) Elie Wiesel est un homme immensément respecté, par les Juifs et par les nations non-juives, parce que ce survivant est devenu un témoin et un passeur pour toutes les victimes de l’Holocauste. M. Wiesel, pourquoi ne rendez-vous pas un peu de ce respect ? »  [10]

Notes

[1Pierre VIDAL-NAQUET, “Qui sont les assassins de la mémoire ?”, in Les Juifs, la mémoire et le présent, tome III, Réflexions sur le génocide, La Découverte, 1995.

[2Luc LE VAILLANT, “Elie Wiesel : un sacré coeur”, Libération, 21/12/2011.

[3Jean-Marc TURINE, “La mémoire ‘trouée’ d’un crime de masse”, propos recueillis par Julien Vlassenbroeck, in Libertés, périodique d’Amnesty International (Belgique francophone), avril 2005.

[4Communiqué de presse des Nations Unies, 24 janvier 2005, AG/10330.

[5Ce chapitre est disponible en ligne sur le blog “fleur de corail, passion gitane” : fleurdecorailpassiongitane.blogspot.be/2009/02/10-le-credo-de-simon-wiesenthal.html .

[6Nathalie HAMOU, “Elie Wiesel, pas tout à fait prophète en son pays”, Regards, 5 juillet 2016. Le titre de cet article fait écho aux Israéliens de gauche qui critiquent Elie Wiesel, mais contient un beau lapsus : “son pays” pour désigner Israël. Né en Roumanie, déporté en Pologne et en Allemagne, Elie Wiesel a vécu en France comme apatride avant d’obtenir la nationalité américaine.

[7Selon Ouri Wesoly, toujours dans Regards, “il semble évident que la bonne foi du Prix Nobel de la Paix a été abusée par des gens sans scrupules. Car l’autre terme de l’alternative serait qu’Elie Wiesel est partisan de la colonisation. Comment le croire ?” (Ouri WESOLY, “Elie Wiesel soutient-il les colons israéliens ?”, Regards, 24/10/2014).

[8Elie WIESEL, “Jérusalem : il est urgent d’attendre”, Le Monde, 18/01/2001. Lire à ce propos et sur la récurrence de Jérusalem dans les interventions politiques d’Elie Wiesel : Alain GRESH, “Elie Wiesel l’imposteur et Jérusalem”, Les blogs du “Diplo”, Nouvelles d’Orient, 18/04/2010.

[9Le Monde, 06/11/2004.

[10Yossi SARID, “Elie Wiesel, l’ami des colons israéliens”, tribune publiée dans Ha’aretz et traduite en français par le Courrier international, 22/10/2014.