Coline Maestracci était l’invitée de l’UPJB le 18 mars aux côtés d’Aude Merlin pour la conférence « Guerre en Ukraine : les ressorts d’un conflit, les solidarités possibles ». Doctorante en sciences politiques, spécialiste de l’Ukraine, sa thèse porte sur les trajectoires d’engagement et de désengagement des combattants de la guerre du Donbass. Sacha « Totti » Rangoni s’est entretenu avec elle.
Sacha “Totti” Rangoni : Bonjour Coline Maestracci, merci beaucoup de prendre le temps de répondre à nos questions sur la situation en Ukraine. Avant toute chose, tu es en train de réaliser une thèse en science politique, peux-tu nous en dire un peu plus ?
Coline Maestracci : Je fais ma thèse sur les combattants ukrainiens de la guerre du Donbass. J’étudie plus particulièrement les trajectoires d’engagement et de désengagement des combattants.
Totti : Depuis quelques semaines, on assiste à une guerre en Ukraine initiée par la Russie. Mais cette situation de conflit à la frontière existe depuis plus longtemps. Peux-tu nous expliquer cette situation ?
Coline Maestracci : Effectivement, la guerre en Ukraine a débuté au printemps 2014. À l’hiver 2013-2014, l’Ukraine connait une forte mobilisation, la mobilisation du Maïdan suite au refus du président de l’époque de signer un accord d’association avec l’UE. Cette mobilisation dure pendant plusieurs mois et est réprimée violemment par les autorités ukrainiennes. Au début de l’année 2014, la mobilisation prend une forme insurrectionnelle avec des affrontements violents entre autorités et manifestants. Au même moments, des mouvements anti-Maïdan naissent dans l’est et le sud de l’Ukraine. Des affrontements entre pro-Maïdan et anti-Maïdan deviennent de plus en plus nombreux mais c’est en Crimée que la situation bascule lorsque des hommes en armes arrivent sur la péninsule. Après la prise des bâtiments administratifs, un referendum est organisé et la Crimée est annexée par la Russie en violation du droit international (en 2015, Vladimir Poutine a reconnu sa participation à l’annexion de la Crimée). À la même période, les affrontements deviennent de plus en plus violents dans le Donbass et aboutissent en un conflit armé qui oppose l’armée ukrainienne et deux républiques séparatistes soutenue militairement et économiquement par la Russie bien que la Russie n’ait jamais reconnu sa participation à la guerre du Donbass. Après les accords de Minsk I puis Minsk II (qui n’ont jamais été respectés), la ligne de front se stabilise dans le Donbass. Longue de plus de 400km, elle sépare les deux républiques autoproclamées de Donetsk et de Louhansk. Malgré la stabilisation de la ligne de front, la guerre du Donbass n’a jamais été un conflit gelé et a connu régulièrement des escalades. Le 24 février la Russie envahit l’Ukraine sur plusieurs front. Officiellement il s’agit pour les autorités russe d’une opération spéciale.
Totti : Poutine invoque un rapprochement entre l’OTAN et l’Ukraine pour justifier l’intervention militaire en Russie mais ce rapprochement est-il une réalité ? Et quelle place occupe la crainte et/ou le rejet de l’OTAN dans les débats publics russes et ukrainiens ?
Coline Maestracci : Je pense qu’il faut se méfier de ce discours pour plusieurs raisons. D’une part, n’oublions pas que dans les années 1990, le rapprochement de la Russie avec l’OTAN n’était pas exclu, l’OTAN et la Russie avaient même des relations étroites. Outre l’Acte OTAN-Russie signé en 1997, le Conseil OTAN Russie avait été créé en 2002. Les relations entre l’OTAN et la Russie se sont en parti dégradée après la guerre en Géorgie de 2008 puis l’annexion de la Crimée et la guerre du Donbass en 2014.
Pour l’élargissement de l’OTAN à l’est, il faut rappeler que n’importe quel pays peut demander à entrer dans l’OTAN. Après la chute de l’Union soviétique, les nouvelles républiques indépendante anciennement soviétiques se sont retrouvées dans ce que la chercheuse Amélie Zima appelle un « déficit sécuritaire ». Indépendamment de ce que l’on pense de l’OTAN il ne faut pas nier la subjectivité et la souveraineté de ces républiques souveraines, elles avaient tout à fait le droit de demander à rentrer dans l’OTAN.
Pour l’Ukraine plus spécifiquement rappelons tout de même que depuis 2014, l’entrée de l’Ukraine dans l’OTAN était tout simplement impossible dans la mesure où l’Ukraine n’a pas le contrôle sur toutes ses frontières, condition nécessaire selon la charte de l’OTAN.
Cette menace de l’OTAN est donc en grande partie fabriquée par le pouvoir russe.
Enfin, il est intéressant de voir qu’en Ukraine, en 2012, 13% de la population seulement voyait en l’OTAN la meilleure garantie sécuritaire pour le pays, contre 46% en 2014 après le début de la guerre du Donbass. Cela laisse penser que le désir de rapprochement de la population ukrainienne à l’OTAN est le résultat de l’agression russe et répond là encore à un déficit sécuritaire.
Totti : On présentait souvent Poutine comme un fin tacticien, manipulateur et paranoïaque, mais cela correspond-il à une réalité ? En outre, depuis quelques semaines il y a un discours inverse, sur une supposée irrationalité de ses choix, est-ce également quelque chose de pertinent pour comprendre ses actions ?
Coline Maestracci : Je ne pense pas qu’il faille psychologiser l’action de Vladimir Poutine. Il me semble plus intéressant d’essayer de comprendre la nature de son projet politique et de sa vision du monde. Et pour ça, il faut réinscrire ce nouveau pas franchi dans la violence dans le temps long. En effet, cet épisode n’arrive pas sorti de nulle part, il s’inscrit dans une certaine continuité ces trente dernières années. Pour ne citer que les évènements les plus marquants il y a les bombardements de Grozny, la deuxième guerre de Tchétchénie, la guerre en Géorgie, l’annexion de la Crimée, etc.
Photos du Donbass prises par Coline Maestracci.
Totti : La communauté juive a un lien historique important avec l’Ukraine mais aussi de nombreux souvenirs très douloureux dans l’histoire. Et plus récemment, on entend beaucoup parler de régiment Azov (groupe néo-nazi dans l’armée). Selon-toi, quelle est la place du discours antisémites et donc, en corolaire, de la communauté juive au sein de la société ukrainienne ? Et plus largement, est-ce légitime de s’inquiéter de ces aspects ?
Coline Maestracci : Il faut être très prudent par rapport à cette question. Cela fait également partie de la propagande du Kremlin d’établir une filiation entre la collaboration nazie et la politique ukrainienne aujourd’hui. Cette propagande sur l’Ukraine nazie est apparue au moment de la révolution du Maïdan. D’ailleurs, Vladimir Poutine à parlé de dénazifier l’Ukraine pour justifier l’invasion du 22 février 2022.
Peut-être faut-il d’abord préciser cet épisode de l’histoire ukrainienne qui est assez mal connu. Beaucoup d’Ukrainiens ont salué l’arrivée des nazis en 1941 au moment de l’invasion de l’Union soviétique. L’Ukraine avait considérablement souffert depuis son intégration dans l’Union soviétique : 4 millions d’ukrainien·nes sont mortes des grandes famines orchestrées en 1932 par Staline, entre 1937 et 1938, 270 000 ukrainien·nes sont mortes dans les purges staliniennes pour ne donner que quelques exemples… Une partie des Ukrainien·nes a donc vu dans l’arrivée des nazis la fin de la persécution soviétique. D’un point de vue politique, une partie des leaders nationalistes a vu dans l’arrivée des nazis la possibilité de faire renaître l’état ukrainien indépendant ce qui n’avait pas été complètement été exclu par le régime nazi. C’est ainsi qu’une branche radicale de l’organisation des nationalistes ukrainiens (OUN) (dont Stepan Bandera) a fait une alliance avec l’Allemagne nazi et formé deux bataillons qui ont participé à l’invasion de l’Union soviétique. Mais très rapidement l’Allemagne s’est retournée contre l’OUN. C’est donc de cela dont on parle lorsque l’on parle de la collaboration ukrainienne pendant la Seconde guerre mondiale.
Comme tu le dis, la seconde guerre mondiale est un épisode extrêmement dramatique pour les juifs d’Ukraine. Tu mentionnes le massacre de Babi Yar, mais il faut rappeler qu’entre l’été 1941 et janvier 1942, 1 million de juifs ont été tués, la plupart par balle.
Dans la société ukrainienne contemporaine, si l’on en croit le travail d’ONG de défense des droits humains, on remarque que les chiffres relatifs aux agressions à caractère antisémite tendent à baisser. À noter qu’à la fin de l’année 2021, l’Ukraine a adopté une loi définissant et punissant l’antisémitisme.
Pour bien comprendre ce qu’est le régiment Azov et son influence, il faut comprendre les conditions dans lesquelles ce bataillon (devenu régiment ensuite) a été créé. Le bataillon est né en mai 2014 dans un contexte où l’armée ukrainienne est incapable de faire face à une opération militaire de cette ampleur dans le Donbass. À ce titre-là, le bataillon Azov n’est pas une exception. Au début de l’année 2014, plus d’une trentaine de bataillons de combattants volontaires ont été créés. Ces bataillons de volontaires ne sont pas des milices armées, à la fin de l’année 2014, à quelques exceptions près, ces bataillons ont été intégrés aux institutions de l’état.
Le bataillon Azov occupe une place à part du fait de l’intérêt qu’il a suscité. Les fondateurs du bataillon Azov sont effectivement des militants d’ultra droite néonazie et effectivement, les symboles utilisés par le bataillon reprennent plusieurs symboles nazis. Mais il ne faut pas en déduire que toutes les personnes qui sont dans ce bataillon adhérent à l’idéologie d’extrême droite néonazie. Dans le contexte de 2014, beaucoup de personnes cherchent à s’engager. Certaines personnes ont d’ailleurs essayé d’abord de s’engager dans l’armée ukrainienne sans succès et se tournent donc vers les bataillons de volontaires. Mais le choix du bataillon se fait plutôt sur des critères personnels et subjectifs plus qu’idéologiques : réputation des commandants, liens personnels avec des personnes combattants déjà dans l’un ou l’autre bataillon etc. La composition du bataillon est donc bien plus hétéroclite que ce qui est souvent présenté.
La bataillon Azov a bénéficié d’une forte médiatisation en Ukraine du fait de ses succès militaires, dans un contexte où il y a un nationalisme exacerbé dans la société ukrainienne du fait de la guerre. Mais il faut relativiser cette adhésion et regarder comment cela se traduit en politique dans le temps long. Si l’on regarde les échéances électorales, le succès des partis d’extrême droite est extrêmement limité. Lors des élections de 2014, le candidat de Svoboda a obtenu 1,16% des suffrages et le parti a obtenu 4,71% aux législatives (6 sièges).Lors des élections de 2019, le candidat de Svoboda a obtenu 1,62% des suffrages et le parti a obtenu 2,15% aux législatives (1 siège).
Totti : Comment se matérialise les liens très forts entre ces deux pays (beaucoup de russophones en Ukraine, histoires liées, etc.) dans la société ukrainienne et, plus récemment, dans le rapport de la population ukrainienne à la guerre ?
Coline Maestracci : Il existe historiquement des liens particuliers et multiples entre l’Ukraine et la Russie. Beaucoup de familles sont russo-ukrainiennes. Il existe aussi une proximité linguistique même si la division linguistique que l’on présente souvent est assez caricaturale. La majorité de la population ukrainienne est bilingue. Mais la révolution du Maïdan a amorcé un divorce fort entre la Russie et l’Ukraine. La société ukrainienne, lors de la mobilisation du Maïdan a affirmé sa souveraineté et sa volonté de sortir définitivement de la zone d’influence de la Russie. La guerre du Donbass a renforcé cela. Dans la société ukrainienne, on observe ces dernières années une réappropriation par le bas de la culture ukrainienne. On observe également une développement par le bas de la langue ukrainienne : certaines personnes bien que parlant russe, décide de s’exprimer plutôt en langue ukrainienne. Cette affirmation est en grande partie issue de la guerre et il me semble que la société russe n’a pas perçu ce profond divorce qui rompt avec le narratif russe qui décrit l’Ukraine comme un peuple frère. Il y a fort à parier que l’invasion du 22 février renforce cette tendance dans la société ukrainienne.