Entretien avec Elodie Francart : « Aller s’asseoir pour boire un thé comme tu le ferais avec un pote à Bruxelles »

Elias Preszow

POC : Lundi 20 juin, rue de l’Arbre béni, numéro 46, 10 heures, au siège de Médecins Sans Frontières, 5 étage, une salle de réunion, c’est ça ?

E : Non,… un bureau, mais qui est vide pour le moment…qui, pour le moment, sert de salle de réunion…on est le 20 juin !?

POC : Elodie Francart, je t’ai donc proposé un entretien au bureau : pourquoi ?

E : (rires)

POC : Un entretien pourquoi, sur quoi ? Il y a l’idée de faire le prochain numéro de Points Critiques, de septembre, autour de la question des réfugiés, de l’immigration, de l’exil, des illégaux… on ne sait pas encore très bien dans quelle catégorie embrasser tous ces phénomènes… et tu me paraissais être une personne au fait, ou du moins qui a pu avoir l’expérience de ce que ça implique… et ça me semblait intéressant de voir où ça se joue pour toi aujourd’hui, à partir de quel endroit tu questionnais cette problématique… est-ce que tu es d’accord sur le principe ?

E : Je suis d’accord sur le principe…

POC : Alors pourquoi est-ce que ça te paraît étrange que je vienne t’interroger ici ?

E : Parce que ce sont des mondes complètements séparés… fracturés. Il y a le monde MSF et tout ça, et puis il y a la vie en dehors… et là, c’est la vie en dehors qui entre dans une autre vie en dehors, disons.

POC : Mais la vie en dehors, c’est celle de tes relations, de tes amitiés ? Ou celle du monde en général ? Parce que ton boulot, il est plutôt d’être aux prises avec l’extérieur ?

E : Le monde en dehors, ce serait plutôt celui de la vie personnelle… Tu fais partie de ma vie personnelle, je suis désolée de te l’annoncer.

POC :Je suis désolé de l’apprendre…

E : ?

POC : Non ! Je suis désolé d’apprendre que ça te désole de me l’annoncer…

E :…

POC : En fait, un des trucs qui me paraissait le plus intéressant -et peut-être le plus impossible à évoquer ici- c’est justement le rapport entre le personnel et le politique. Et de voir un peu comment tu faisais avec ça.

E : La question est vaste…

POC : Une des manières, de la mettre en perspective, ce serait de te demander de raconter ta trajectoire de l’année dernière… une des choses qui a motivé le comité de rédaction POC pour réaliser cet entretien, c’est que eux te connaissaient…

E : Par la « plate-forme »…

POC : Par le Parc Maximilien, la « Plate-forme citoyenne », etc. Et ils souhaitaient comprendre, -ainsi que moi, sous un certain angle- quelle est l’évolution d’une personne qui se trouve aux prises avec la question des migrants à travers un événement tel que celui-là, et qui se retrouve à voyager, à porter ce combat-là ailleurs, et à s’inscrire dans une démarche professionnelle… Est-ce que tu acceptes les termes dans lesquels je rends cet itinéraire-là ?

E : … Ouais, ouais… l’aspect professionnel, certes… mais c’est l’utilisation du professionnel à des fins personnelles…mais soit !

POC : C’est-à-dire ?

E : MSF, c’est un outil. Le travail que je fais chez MSF n’est pas… n’est justement pas très cadré MSF, ça me laisse une certaine marge de liberté pour travailler avec des mouvements sociaux… enfin, des « mouvements citoyens » autour de la question des réfugiés.

POC : Alors c’est quoi ta casquette, ici ?

E : Ils m’appellent l’ « activiste ». C’est un peu marrant.

POC : Et ton rôle ? En termes organisationnels, tu a été engagée à quel titre ?

E : Pour travailler sur le lien entre « la société civile » et MSF. Sur comment une grosse ONG peut finalement s’ouvrir à un nouvel acteur – qui n’est pas nouveau-, dans une crise – qui n’est pas une crise migratoire- enfin peu importe, à l’émergence d’un nouvel acteur sur la scène européenne au niveau de la prise en charge des migrants…Tu vois ? Et donc comment faire que les deux côtés se renforcent pour que l’aide – quelle soit humanitaire ou autre- aux migrants, soit plus… soit renforcée, tout simplement.

POC : Quand je t’entends parler, tu mets beaucoup de guillemets entre les mots que tu emploies. Lors de la réunion du comité qu’on a eue pour essayer de composer ce numéro à venir – s’il est publié un jour- c’est qu’on était tous un peu démunis pour mettre des mots adéquats sur la question des migrants… Il y a ceux qu’on appelle les réfugiés, qui ne partagent pas tous le même sort que ceux qu’on appelle les sans-papiers… qui ne sont pas les illégaux non plus…Il y a toutes sortes de statuts juridiques, des rapports de force politique différents qui varient en fonction des circonstances… Et on était tous à se demander s’il ne fallait pas un spécialiste du droit international, ou un théoricien politique ; est-ce qu’il ne faudrait pas des témoignages de migrants, ou de gens qui ont eu un parcours d’immigration, pour préciser ces mots ! Comment toi,en tant qu’activiste – employons le terme avec ironie ou avec sérieux- comment toi, lorsque tu te retrouves en Grèce, ou dans les Balkans, ou quand tu as été en Israël, et que, à Tel-Aviv, tu as participé à un mouvement politique avec des réfugiés, comment tu joues avec tous ces mots qui n’atteignent jamais la réalité humaine qu’ils sont censés désigner ?

E : De fait, il y a… il y a des mots qui s’emploient par défaut pour désigner… mais on essaye… enfin moi j’essaye de ne pas… de sortir de ces mots-là, que ce soit « réfugiés », « sans-papiers », blablabla qui n’ont forcément pas lieu d’être… eux-mêmes s’en plaignent, parce que ça les limite, ça les restreint justement dans une identité de base très restrictive : l’idée, c’est de sortir de ça. Dans mon approche avec eux, j’essaye de sortir de la détermination légale de ces gens-là. Parce que ça les diminue. Comment dire ? … Ça ne les renforce pas en tout cas. Je ne suis pas, face à eux, quelqu’un avec des papiers…je suis belge, peu importe,… mais si moi je me positionne dans un rapport légal par rapport à eux, ça ne les renforce pas…

POC :Mais eux dans ce rapport, ils te reconnaissent, et ils t’identifient comme étant un membre d’une ONG, qui est titulaire de papiers, européenne,…

E : A partir du moment où tu arrêtes, ou en tout cas, tu essayes de sortir de cette logique binaire : réfugié ou pas réfugié, sans-papiers ou pas sans-papiers… je pense que la considération qu’il y a en face est différente aussi, change aussi… ce qui fait que, certes je suis belge et ils le savent, ils savent que là, par exemple, je suis partie de Grèce pour retourner en Belgique… mais ils ne me considèrent pas comme une Européenne qui rentre dans son pays, mais comme quelqu’un qui retourne dans sa maison pour voir sa famille… et qui va revenir en Grèce… C’est plus un rapport direct, qu’un rapport à un statut qui se fait… et c’est justement dans la déconstruction qu’il se passe quelque chose entre nous.

POC : Depuis les événements du Parc Maximilien, tu as jugé utile – ou peut-être que c’était une nécessité matérielle, ou une curiosité intellectuelle ?- de te servir d’un outil qui est une organisation structurée, avec un certain rayonnement,une force de frappe, une machine dans laquelle tu es obligée de t’intégrer -j’imagine- lorsque tu dois faire face à des personnes qui sont regroupées dans un camp ! Tu me dis que tu te balades avec ta vareuse. De fait, il y a quelque chose qui a changé entre ce qui a pu se jouer l’année dernière et quand tu vas en Grèce, ou en Macédoine..

E : En effet, lors de la première identification, il y a quelque chose qui change, dans la mesure où j’ai ma vareuse – que j’essaye du reste de porter le moins possible, sortant dès lors du cadre de l’ONG. Mais si on parle d’Idomeni, en Grèce…

POC : Un camp qui compte ?

E : Il est fermé maintenant. Avant qu’il ne soit détruit, il devait y avoir neuf mille personnes environ… mais c’est un camp qui a été jusque quatorze ou quinze mille personnes…

POC : Des Syriens ?

E : Oui. Essentiellement des Syriens. Mais aussi des Afghans, des Irakiens… Surtout des Syriens.

POC : Qui sont considérés comme des réfugiés politiques ou pas tous ?

E : Là, par exemple, les Irakiens – en Grèce- n’ont plus accès au processus de relocalisation… parce qu’on est reconnu comme ayant accès à ce processus de relocalisation si, dans les pays où ils veulent aller, il y a plus de 75% de chance d’être considéré comme réfugié…et ils seraient passés sous cette barre, ce qui fait qu’ils ne seraient plus éligible, pour ce processus…

POC : Ca c’est une norme européenne ?

E : Des Nations-Unies.

POC : Et le motif qui leur donne accès à ce processus, c’est qu’il y ait une guerre dans leur pays d’origine ?

E : Oui. C’est la question de la Grèce. Normalement toute personne peut revendiquer le droit d’asile, mais là, on transforme ça en groupe… Si tu es syrien tu y as droit, si tu es afghans, tu n’y as pas droit… c’est devenu une espèce de machine de sélection… peu importe que ton pays soit en guerre ou pas, ça ne compte qu’à moitié… ça dépend encore à quel point il est en guerre…

POC : Ce qui fait qu’il y a certaines régions d’Afghanistan, par exemple, dont les personnes qui en sont originaires n’ont pas ce droit, alors que dans d’autres coins…

E : Les Afghans aujourd’hui c’est fini, c’est mort… Pour le statut des Irakiens, il y a encore moyen de négocier… mais les Afghans, c’est sûr que ça passe plus, ils ont aucune chance.

POC : Donc ça veut dire que dans aucun pays d’Europe, les Afghans ont une chance d’être accepté, et régulariser ?

E : Très très peu. Quasi pas.

POC : Et la plupart ont un pays de préférence, ou lorsqu’ils arrivent en Grèce, ils essayent de s’installer ici ou là ?

E : Il y a des préférences. Les Syriens, c’est plutôt la Suède ou l’Allemagne. Les Afghans, davantage la Belgique parce qu’il y a déjà une communauté afghane présente sur le territoire et que c’est plutôt en termes d’affinités qu’ils vont rejoindre l’un ou l’autre pays…Vu que l’année passée, il y a eu des mouvements assez importants, ils se dirigent en fonction de ces affinités-là. Mais par contre, du temps du Parc Maximilien, il y avait des gens qui arrivaient et demandaient : « La Belgique, c’est bien ? » Et si on disait : « Oui ben ça va… » et qu’ils voyaient les gens qui dormaient dehors… ils repartaient, ils faisaient un tour, et parfois ils revenaient en Belgique en se disant qu’ils allaient quand même demander l’asile en Belgique. Il y a des cas très aléatoires.

POC : A l’époque, ça c’était surtout des gens qui venaient de Syrie ?

E : Sur le camp ? Au Parc Maximilien ? C’était surtout des Irakiens, à ce moment-là…

POC : Et toi, tu es arrivée là par quel biais ?

E : Avec les sans-papiers.

POC : C’est-à-dire ?

E : C’était fin août 2015, il y avait une manif de sans-papiers qui a mal tourné, avec des violences policières… et ils ont appelé au soutien, et puis on a fait une marche depuis la rue de la Loi, près de Trône, et on a marché jusqu’au Parc Maximilien. Il y avait quinze ou vingt personnes qui dormaient dehors à ce moment-là. Cette marche était pour les soutenir. Mais il n’y avait pas beaucoup d’Irakiens. Il y avait des gens du Kosovo, avec qui on a pas mal discuté… mais à ce moment, ça n’avait rien à voir avec un camp de réfugiés…

POC : Toi, tu allais à cette manif’ par soutien, par solidarité ? Tu étais déjà dans une forme d’organisation, de revendication politique ?

E : J’étais pas dans une organisation… J’y allais en tant que soutien, mais avec des revendications politiques à l’égard des sans-papiers.

POC : Et comment elles s’exprimaient, ces revendications ? Quelles étaient-elles exactement ? La manière dont tu les énonçais à ce moment-là ?

E : Elles n’ont pas changé aujourd’hui. Pour la régularisation… sortir du statut illégale. Leur donner un statut. Un droit. Un statut tout court ! Je pense que c’est ça, l’idée c’est de suivre leurs revendications à eux,… c’est pas à moi de dire quelles sont leurs revendications…

POC : Et au moment du Parc Maximilien, les grandes revendications consistaient en quoi ?

E : Ca a été tout un débat, justement. Y a pas eu de grande revendication, étant donné qu’on n’a jamais réussi à se mettre d’accord sur ce qu’on revendiquait… Il y avait un groupe issu d’une l’assemblée générale, qui avait des revendications très larges : sortie de l’OTAN, ouverture des frontières, cessation des interventions militaires,… Et puis, il y avait des revendications plus pratiques au niveau de la coordination de la plate-forme. C’était un peu la difficulté parce que ceux du groupe plaidoyer n’étaient pas présents sur le camp de manière quotidienne… il y avait cette déconnexion entre les différents groupes… et les revendications sur la coordination étaient plutôt la prise en charge des gens, puisque c’est une obligation étatique de le faire…

POC : Et quand tu dis la coordination, ça concerne quel groupe ; c’est qui, en réalité ?

E : Je t’ai déjà expliqué comment ça fonctionnait la plate-forme ?

POC : Non.

E : En gros on a fait une assemblée générale, au cours de laquelle on a divisé…

POC : On est en août là ?

E : Début septembre. En fait, ça a commencé de manière plutôt sauvage, on était trois au début, pas beaucoup à essayer de ficeler ça tous les jours, et puis y a du monde qui s’est rajouté au fur et à mesure.

POC : Selon des affinités ?

E : Non…

POC : Qu’est-ce qui faisait que vous vous retrouviez là, ensemble ?

E : Il y avait quelques copains, des Sans-papiers qui étaient là aux alentours…

POC : On parle de Belges ?Des Sans-papiers aussi ?

E : Des Sans-papiers aussi.

POC : Des Sans-papiers qui avaient déjà une expérience de lutte, ou des gens qui venaient d’arriver ?

E : Oui, aussi des Sans-papiers ayant déjà une expérience de lutte en Belgique.

POC : Et il y avait des collectifs ?

E : Il y avait le « Collectif 2009 ». Et le « Front des migrants »… Surtout le Collectif 2009, je pense. Tout ça s’est un peu organisé, et puis il y a eu de plus en plus de gens qui sont venus sur ce parc, et petit petit, on a essayé de discuter, de penser comment mettre ça en place. C’est devenu la coordination logistique, et on faisait des réunions tous les jours à 16 heures. Des réunions ouvertes. Vu l’ampleur que ça prenait, on s’est dit qu’il était important de faire une assemblée générale, pour avoir l’avis des gens, et pour impliquer plus de personnes. On a organisé une assemblée générale divisée en quelques groupes de travail différents. On avait demandé aux groupes de travaille de choisir deux personnes qui pouvaient les représenter avec une possibilité de mettre en place une tournante pour les représentants. L’idée était ensuite de se donner la capacité d’organiser des réunions où le boulot de ces groupes de travail soit présenté une fois par semaine…

POC : Et c’était quoi, ces groupes ?

E : Il y avait « communication », « plaidoyer », « solidarité internationale »(qui essayait de construire ça de manière un peu plus large que la Belgique, il y avait « finance » aussi…

POC : Et ce qui concernait la structure du camp, l’intendance, etc. Il y avait aussi des groupes ?

E : Pour la cuisine ?

POC :Pour la vie du camp, et l’autonomie relative qui se déployait là ?

E : Ca, c’était les réunions de 16 heures, pour tout ce qui concerne le quotidien du camp. L’idée était de développer une réflexion autour de la plate-forme, de réfléchir sur les éléments qui pouvaient la nourrir, au-delà des problèmes pratiques, puisque les réunions logistiques c’étaient des gens qui étaient là quasiment vingt-quatre heures sur vingt-quatre avec peu d’énergie pour autre chose.

POC : Et ça concernait plus ou moins combien de personnes, les gens qui suivaient quotidiennement ces réunions ?

E : Ca variait entre vingt-cnqu et quarante personnes… mais ça, c’est pour l’infrastructure du camp. Mais l’idée c’était de faire en plus une sorte de réunion une fois par semaine avec les gens de l’assemblée générale, et puis le groupe de coordination logistique disons,… En fait le camp était organisé en fonction de différentes thématiques : ceux qui gèrent les tentes, les couvertures, la cuisine… Et puis il y avait des gens qui organisaient toutes sortes d’activités, un cinéma, l’école, il y avait deux mosquées, etc… tout ces gens travaillaient avec des équipes.

POC : Ca faisait combien de personnes en tout qui sont arrivés là ?

E : 1200 personnes au maximum.

POC : Mais c’était une assemblée de fait. Les personnes qui s’impliquaient là-dedans ne revendiquaient, en terme d’affiliation, que leur propre présence sur place ?

E : Tout à fait. Et c’était ça l’idée. On ne voulait pas… Une l’anecdote : un jour qu’il pleuvait, arrivent des caisses avec des K-Ways dedans, on les distribue, et tout d’un coup je sors de la tente, et je vois tout autour de moi, les réfugiés, les activistes, enfin l’ensemble des gens avec des K-Way rouges siglés FGTB. Ils avaient lâché des caisses sans prévenir… On se dit chouette, on a des K-Ways…Non !

POC : Vous les avez enlevés ?

E : On leur a demandé de retourner ces K-Ways…

POC : Qui « on » ?

E : Je sais pas. L’ensemble, je sais pas. On a dit : « bon, les gars, ça suffit, pas d’appartenance à quoi que ce soit, l’idée c’est que chacun puisse s’y retrouver… » Et qu’il n’y ait pas d’identification… si un type de la FGTB veut venir avec son t-shirt, qu’il le fasse, mais qu’il l’impose pas à l’ensemble des gens autour qui savent même pas pourquoi ils le portent… C’était tout des trucs, des anecdotes comme ça… Il y avait effectivement des gens qui appartenaient à un groupe ou l’autre, mais l’idée c’est que s’ils venaient là c’était pas en tant que représentants de quoi que ce soit… Ils peuvent avoir le message de leur groupe, l’idéologie, la conviction, enfin peu importe, mais en étant là sans défendre une identité particulière – la question de l’identité était déjà tellement complexe… tout ça il faut l’imaginer dans le cadre des réunions logistiques auxquelles étaient invités et sans-papiers, et réfugiés… en traduction simultanée.

POC : Les réunions se faisaient en Anglais ?

E : En français. Et pour ceux qui ne parlaient pas français, il y avait des traductions en arabe. C’étaient des traductions directes, des traductions basses : « small-talks » .

POC : Chuchotées ?

E : Oui, ça doit être ça.

POC : Et en Grèce, dans les camps, les réunions se font en quelles langues ?

E : En anglais.

POC : Elles sont traduites aussi ?

E : Quand il y a des réfugiés, oui, évidemment. On travaille avec des traducteurs, toujours.

POC : Des gens sur place, ou que vous amenez avec vous ?

E : Sur place. Enfin, ça dépend, le problème, c’est qu’il n’y en a pas beaucoup qui parlent anglais, mais ceux qui parlent anglais vont travailler à la traduction.

POC :Et l’assemblée que tu as évoquée, du camp, du Parc Maximilien… enfin est-ce que c’était un camp ? Est-ce que ça a pris la forme d’un camp comme tu as pu en voir ailleurs ?

E : Oui et non. A l’époque, les politiques nous avait reproché que le parc Maximilien ressemblait à Woodstock. Ça ressemble à un camp, mais dans la forme que ça avait pris, il y avait une convivialité qui ne ressemble pas à ce que tu vois en Grèce, ou des choses comme ça… parce que la plupart des réfugiés ou des personnes sur le camp ne restaient pas à l’intérieur de leurs tentes à attendre : il y avait de l’activité, les gens étaient en mouvement. Ce qui n’est pas du tout le cas dans des camp comme celui d’Idomeni, etc. Ou dans les camps du gouvernement aujourd’hui en Grèce. Et c’est ça qui tue ces populations à petit feu : l’attente, l’ennui, le manque d’occupation. C’est-à-dire que si tu veux cuisiner, tu peux pas… Au Parc Maximilien, sans idéaliser, c’était possible. Si tu veux donner un coup de main, va donner un coup de main. Pour cuisiner pour tout le monde, et distribuer… Il n’y avait pas, ou en tout cas moins, cette séparation qu’il y a très fort en Grèce. Il y avait la volonté d’impliquer les réfugiés dans l’organisation de la vie du camp, alors que là-bas, on voit ça comme un danger…

POC : Quand tu dis « on » voit ça, c’est plus le même on ?

E : Non… que ce soit les activistes, les volontaires, les ONG, etc…

POC : Qui considèrent que ce n’est pas une bonne chose si…

E : Il y a eu des tentatives. Les seuls qui y sont arrivé c’est ADM, un groupe d’anarchistes hollandais. A Idomeni. Ce sont les seuls qui ont réussi quelque chose…

POC : A faire fonctionner un modèle qui était un peu celui qui était mis en place au Parc Maximilien : celui que vous revendiquez…

E : De participation.

POC : C’est-à-dire d’autonomie de leurs propres conditions ?

E : Oui. Sauf que… En fait, ADM s’occupait nourriture. Ils cuisinaient avec les gens du camp dans leurs maisons, à l’extérieur. Ils venaient distribuer. Comme ils avaient une camionnette, ils avaient la capacité de s’éloigner du camps… Mais tu en as qui peuvent pas marcher 600 mètres…

POC : Ils peuvent pas marcher parce que…

E : Parce qu’il y a des malades, ou que tu as des gamins… qu’il fait 35 degrés, et que tu dois attendre deux heures sous le soleil… enfin, ce qu’ils appellent des « vulnérabilités »….

POC : Quand tu dis « ils » appellent, c’est qui ?Les ONG ?

E : ONG, volontaires, l’ensemble des gens qui sont actifs dans un camp comme celui d’Idomini.

POC : Et donc tu considères que dans les camps comme ceux que tu as vu en Grèce par exemple, il y a un désœuvrement des populations, et une séparation plus nette entre les volontaires, les bénévoles, les activistes,et les personnes pour lesquelles ils agissent ? Là où dans d’autres expériences que tu as pu faire, il y avait une plus grande communauté qui naissait entre ces parties ?

E : Ce qui est beaucoup plus dur, c’est quand tu te rends compte que sur Idomeni les relations entre personnes travaillant ou faisant du volontariat sont assez faibles. Le lien, la solidarité se se fait plus.

POC : En même temps, toi tu n’es pas de là-bas…Il pouvait y avoir dans ta présence sur le Parc Maximilien à Bruxelles,une forme de légitimité, vu que c’est chez toi aussi…

E : Mais qui est de là-bas, à Idomeni ?

POC : Non, je pose la question… en demandant si les formes de rapprochement qui ont existé dans le Parc Maximilien étaient plus naturelles parce que c’était dans le même horizon que vous luttiez, vous paratgiez un territoire… alors qu’à Idomeni tout le monde est un touriste, ou un exilé…

E : Oui, c’est ça… mais c’est pas parce que personne n’est nulle part chez soi en Grèce autour des réfugiés que ça empêche le lien… la tentative de casser cette séparation entre eux et nous, nous et eux, eux réfugiés… et donc de les maintenir dans cette position misérabiliste en disant : ah le pauvre réfugié, il faut que j’aille l’aider. Ce qu’ils cherchent, je crois, c’est une approche d’une certaine normalité. C’est aller s’asseoir pour boire un thé. Comme tu le ferais avec un pote à Bruxelles. Et ça, c’est d’entrer dans cette dynamique-là ; de sortir du « je vais le voir parce qu’il a besoin de … ». Et ça c’est bloqué en Grèce.

POC : Mais en l’occurrence le combat à Bruxelles, il part du fait que cette « normalité » là que tu évoques, elle est impossible… parce qu’il y a une insécurité permanente à cause des contrôles, ou bien parce qu’aller boir une café en terrasse, c’est trop cher !

E : Oui, mais il y a une simplicité des choses que tu peux approcher aussi !

POC : Je me demande dans quelle mesure les relations que tu évoques pour là-bas et qui seraient absentes sont transposables ici,… Quand j’allais par exemple boire un thé à l’église du Béguinage avec les Afghans, ça ne me paraissait pas du tout normal, ça me paraissait quelque chose de profondément bizarre comme situation. C’était pas du tout comme aller boire un café avec un pote. C’était dû à la configuration dans laquelle ils se trouvaient ; et c’était l’enjeu d’une lutte de prouver que c’était possible… mais c’était d’abord parce qu’ils étaient là…parce qu’ils n’avaient pas d’autres endroits où se manifester…

E : Tu parles de l’ « église du Béguinage »… Moi, quand j’allais à Idomeni, sur le camp, je n’allais pas au camp…j’allais dans la tente de celui-ci ou de celle-là. C’est compliqué évidemment, puisqu’il y a dix mille personnes, je ne peux pas faire le tour de toutes les tentes. Mais tu te laisses la possibilité de faire des rencontres, peu importe le contexte : c’est parce qu’ils sont coincés à Idomeni que nous avons la possibilité de nous rencontrer. Mais la rencontre se fait en dehors de l’existence du camp. Elle se fait dans une tente. Et la tente aurait pu être n’importe où. Elle pourrait être en Syrie, par exemple.

POC : Mais en l’occurrence, toi, quand tu entres dans une tente, quand tu es dans un camp, à Idomeni, mettons… eux, ils sont en mesure de t’accueillir parce que ils ont une attente vis-à-vis de toi ? Je pose la question. Ils te reçoivent, parce qu’il y a peut-être pour toi la possibilité de donner écho à leurs demandes, ou de les épauler concrètement dans leur existence ?

E :… en tout cas c’est pas du tout la dynamique dans laquelle on est… La seule attente c’est le moment de vie ; le moment de partage. Le reste… Certes, ils posent parfois des questions, sur les demandes d’asile ou la régularisation, mais j’ai pas les réponses… parce que personne n’a les réponses… ils savent très bien que personne les a. C’est plutôt des discussions qu’on a ensemble. Non pas des discussions du style : je te demande que tu me donnes une réponse… mais des discussions comme ils ont avec leur voisin. La tente d’à côté… on partage un repas ensemble, on discute…

POC : Oui, sauf que toi, dans ta tête, tu es là, tu es dans une démarche, j’entends qu’elle est personnelle – et c’est ici sans doute qu’on retrouve ce conflit ou cette dissociation entre l’aspect personnel et l’aspect politique – mais il se fait que toi, quand tu vas là-bas, j’imagine que ça doit être difficile de t’ôter de la tête que tu travailles pour MSF ?

E : C’est bizarre mais il y a un aspect peut-être schizophrénique là-dedans… dans le sens où je passe des journées entières… il y a ce truc où je dois faire certaines choses, que ce travail me demande…

POC : Par exemple ?

E : De faire un suivi des projets qui sont sur le camp, et de voir s’il y a moyen d’apporter un soutien…

POC : Quels types de projets ?

E : Par exemple, le centre culturel, l’école. Qui a été construite. A Idomeni.

POC : Où il se passait quoi ?

E : Des cours de langue, des cours pour les enfants… des spectacles de clown… de la musique, des magiciens. Et l’après-midi, il y avait des trucs pour les adultes. Des cours de langue… des cours de yoga.

POC : Et vous supervisiez ces activités ?

E : Non… on ne supervisait pas. Ils sont autonomes. On n’est personne pour aller coordonner des groupes déjà constitués… mais par exemple, ils ont pas les ressources nécessaires… par exemple au moment où ils ont monté cette école, il y avait un problème pour la location du terrain, parce qu’en fait on louait des terrains au fermier…

POC : C’était pas dans le camp ?

E : Si si… mais tout le camp était situé sur des terrains qui appartenaient à des paysans, et que MSF louait. L’animosité des fermiers à ce moment là était assez forte, parce qu’on détruit leurs terres. On les leur louait, comme ça ils ont quand même une rente de leurs terres abîmées. Donc le centre culturel en question avait un problème avec la location du terrain, et MSF a permis de mettre ce terrain à disposition en payant un loyer… Et puis, ils n’avaient pas de palettes pour couvrir le sol ; il y avait de la boue, etc… et donc là, on a fourni les palettes et le matériel nécessaire pour qu’ils puissent construire un sol correct. Ce sont des petites choses qui permettent de faciliter l’existence de certains projets. Tout en disant voilà, on vous donne des palettes et vous vous arrangez avec. C’est le genre de suivi que je faisais.

POC : Et les gens qui construisent l’infrastructure, ce sont des migrants ?

E : C’étaient des activistes espagnols avec des réfugiés.

POC : Donc ces activistes-là sont aussi des intermédiaires : ils se servent des instruments et du matériel que vous leurs fournissez ?

E : Oui. Ils viennent me voir en disant : on a besoin de palettes…

POC : Ils viennent te voir ? Toi, tu as une permanence quelque part ?

E : Non, ils m’appellent…Je tournais beaucoup. Je me baladais entre guillemets. Ils m’appellent, et on se donne rendez-vous quelque part.

POC : Donc tu arrives le matin sur le camp, tu fais ce que tu as à faire, tu restes en étant disponible au cas où il y a des personnes qui ont besoin d’un coup de main, et le reste du temps tu vas ici et là à la rencontre des gens qui habitent sur place dans ces tentes.

E : Oui. Quand je suis fatiguée, à 16 heures, je vais faire une sieste dans la tente des réfugiés… Dans ce genre de rapport, il y a la possibilité de dire : « bon, je suis crevée, est-ce que je peux faire une sieste chez vous ? » Dans l’optique de faire de ce lieu un lieu commun, sans pour autant me sentir impliquer ou responsable d’une situation qui n’est pas la mienne…

POC : Et toi, après, tu as à rendre compte de ton emploi du temps ?A quoi tu occupes tes journées ?

E : Pas tellement, non. A partir du moment où ça roule, où ça fonctionne…

POC : En l’occurrence, ça roule pas et ça fonctionne pas pour Idomeni, si ?Le camp a été démantelé, et la plupart des migrants vivent dans une situation précaire avant de se voir exprimer un refus de s’installer dans un pays d’Europe…

E : Oui, ça dépend évidemment de ce qu’on appelle « marcher ». Mais d’un point de vue logistique, la situation journalière du camp à ce moment là, les choses qu’on devait accomplir étaient faites. Maintenant que c’était foireux… le fait est que ce genre de camp ne devrait jamais existé… mais ce qui est fait… Là, ils ont évacué le camp…

POC : ça doit être un paradoxe assez fou de mettre ton énergie pour maintenir en état de survie que t’aspire à voir détruit..

E : Effectivement. Je pense qu’il y a cependant une nécessité de « faire »… Même dans le cas de ces camps : que soit les camps du gouvernement, ou Idomeni, ou même le Parc Maximilien : toutes ces choses sont vouées à disparaître, ne devraient pas exister, ne devraient jamais prendre naissance quelque part…

POC : Mais le fait qu’on se donne rendez-vous dans ces bureaux prouve par ailleurs qu’il y a un grand et brillant avenir pour e genre de structures…

E : Alors ça c’est la question de l’humanitaire ! On peut en venir à cette question-là…

POC : Je remarque que la situation critique dont tous ces camps sont les symptômes semble être promise à une certaine réussite…

E : C’est clair ; mais c’est la question de l’humanitaire, qui existe depuis longtemps déjà ! Le paradoxe ne date pas d’hier… Finalement, j’entends tout à fait les critiques, et je critique moi-même ces infrastructures mais elles répondent quand même à une forme de besoin. C’est-à-dire que si elles n’existaient pas, les quarante personnes qui sont atteintes d’un cancer dans le camp seraient mortes parce qu’il y aurait pas eu une aide médicale, et des référents qui permettent de mettre en place un service de relocalisation plus rapide, etc.… Aujourd’hui, puisque rien n’est fait, qu’on laisse ces gens comme des animaux, il y a des infrastructures qui prennent place avec l’aide d’organisations déterminées, qui prennent naissance malgré tout. Les gens qui partent, qui vont en Grèce -on appelle ça le « volontourisme »- ils vont faire des photos entre eux avec des réfugiés, alors qu’ils ont même pas passé une demi-journée sur place… ces Grecs qui venaient une après-midi à Idomeni distribuer des vêtements, qui faisaient des ravages parce que les gens ont tellement rien sur place qu’ils se battaient pour une paire de chaussettes. Dans la nécessité, il y a quelque chose de complètement malsain, mais il y a quand même une nécessité à laquelle il faut pouvoir répondre, même dans une moindre mesure : faire un camp MSF ou n’importe, des petites maisons, avec des espaces communautaires, des cuisines, j’en sais rien, enfin un truc viable.
(long silence)

POC : C’est toute la question de la récupération puisque, dans une certaine mesure, cette aide qui est apportée, elle ne va pas sans une forme de course à la légitimité de l’organisation qui la porte, et sans une certaine image de marque que revendique cette organisation ?Ce qui est complètement secondaire, mais qui passe au premier plan… on était tout à l’heure dans l’ascenseur pour arriver ici et tu parlais du logo de l’association Dyade que vous êtes occupés à créer, on voit qu’il y a une fatalité à ce que des questions secondaires et sans importance par rapport à l’état d’urgence qui est à l’origine de cette activité, prennent le pas sur la raison d’être…

E : Ca voudrait dire que ça prend plus d’importance que ce qu’on essaye de faire… non. Mais ce sont des choses qui… il y a un conformisme. Qu’il faut critiquer, sans doute. Une manière d’aller dans une direction parce que il y a une structure qui nous l’impose mais qui peut déboucher sur quelque chose d’intéressant : sous le couvert d’une organisation… par exemple pour Dyade, on a eu une réunion la semaine dernière avec les protagonistes, différentes personnes, différentes identités – réfugiés, pas réfugiés, hommes, femmes, d’Afghanistan, de Syrie, de partout… peu importe.

POC : ça c’est une organisation bruxelloise… ancrée à Bruxelles ?

E : C’est justement en mettant en place ce truc, ce logo, cette identité plus neutre, avec une symbolique qui exprime que c’est la rencontre qui importe, eh bien, tu casses l’identité propre du groupe qui sépare les Belges des réfugiés, etc… tu vois ce que je veux dire ?

POC : Je vois mais est-ce que c’est la neutralité qu’il s’agit de mettre en avant ?

E : Pas la neutralité… qu’on est porteur de quelque chose en commun…

POC : Et quelle est cette chose commune que vous portez ?

E : Ce sont les projets qu’on a envie de faire ensemble. Que chacun ait une égalité de parole, et qu’on sorte de ce truc où on dit qu’il est réfugié et que donc c’est à nous, Belges, de le prendre en charge, de l’ « aider »… On veut faire des choses ensemble parce qu’on a des intérêts communs, alors on les fait ensemble…dans l’idée qu’ils sont tout à fait aussi capables, responsables, tout ce que tu veux que nous… donc il y a besoin de prendre un espace que la société ne donne pas aujourd’hui pour mener ces projets-là… et qu’il y ait de la rencontre, etc… etc…

POC : Et le fait que tu sois amenée à tellement bouger ces derniers temps, ça te permet néanmoins d’avoir la force ou l’attention requise pour élaborer un lieu ; c’est—à-dire un point fixe dans l’espace, j’allais dire un pont, et qui s’inscrit dans une durée qui ne soit pas non plus discontinue et fracturée, celle dont tu parlais tantôt, de l’action humanitaire ou de l’action politique telles que tu as pu les vivre jusqu’à présent ?

E : D’une part, je crois que je vais moins bouger, sauf ce mois-ci… après, j’espère… on verra. Et oui. C’est un point centrale dès que je reviens, c’est la première chose que je fais, c’est de me consacrer à ce lieu, c’est de penser à cet espace là, de l’imaginer : peut-être à certains égards de le fantasmer, en tout cas de le faire vivre quelque part. Quand je reviens, c’est une des choses à laquelle je me consacre… Là je pars demain, et ce soir, on a une réunion autour de ça…

POC : Mais les gens que tu rencontres, même s’ils n’ont pas d’attente, dans l’idée que tu te fais de la relation que tu peux entretenir avec eux, par delà les identités ou les catégories quelles qu’elles soient, ce sont des gens avec qui tu restes en contact, ou pas forcément ?

E : Pas forcément… La première fois que j’ai quitté Idomeni, on a été très fort en contact, et maintenant, de fil en aiguille, beaucoup moins. Parfois on s’écrit, et quand on s’écrit on se répond, mais y a pas une obligation de rester en contact… si eux ils ne me donnent pas de nouvelle, ou que moi je ne donne pas de nouvelle… parfois j’écris et ils ne répondent pas…

POC : Tu croises leur chemin à un moment donné ?

E : Oui. Et les chemins peuvent être amenés à se recroiser. Là, je ne t’ai pas encore dit pas Abud, est en Serbie.

POC : Un ami que tu as rencontré à Idomeni ? Un Syrien d’une trentaine d’années, c’est ça ?

E : Dix-neuf ! C’est celui sur lequel, pour lequel j’avais écrit le texte… et il y avait toute la question de savoir si on paye un « smugler », un trafiquant, enfin peu importe… il a passé la frontière, il est à Belgrade. Là, effectivement, il y a un contact plus régulier, tous les jours on se parle. Et hier il me téléphone pour me dire qu’il a pas d’endroit où dormir, il a pas de logement.. J’ai quelques potes à Belgrade, que j’ai appelés, et j’ai dit : « c’est un ami qui cherche un endroit où dormir. » Je ne l’ai pas présenté comme un réfugié : « j’ai un ami qui est à Belgrade et qui cherche un logement… »

POC :Est-ce que tu penses que ce rapport-là peut être institutionnalisé ? Le fait qu’il y ait une rencontre comme ça, et que tu fasses jouer tes relations, dans le bon sens du terme, pour filer un coup de main à un gars que tu apprécies, est-ce que tu penses que cette façon là d’envisager les questions qui se posent à la « crise migratoire », au phénomène d’ « afflux massif »..

E : D’afflux pas massif !

POC : D’afflux pas massif d’étrangers… Je voyais ce matin les « boat-people » qui arrivent sur les côtes européennes… même si c’est vingt personnes, ou cinquante personnes à la fois, ça semble un grand nombre quand tu découvres ça à la téloche…et quand tu vois des réfugiés dans des camps qui sont des milliers, ça paraît impressionnant en terme de destins…c’est quelque chose de vertigineux.

E : Si tu prends dans les proportions… C’est l’image qu’on en fait aujourd’hui, et la focalisation de l’attention, quasi l’obsession médiatique et politique de cette « crise », qui en fait un truc massif. Mais si tu regardes les chiffres… ily a pas plus d’arrivées. Enfin, ça dépend si tu regardes ou non sur le long terme, il y a eu d’autres crises migratoires, et qu’on en à environ un million de personnes qui sont arrivés en Europe sur une population de 510 millions…l’année passée. Avec tout ce qui va avec les expulsions, les gens qui vont pas rester. Quand tu sais que le Liban, c’est deux millions ; la Jordanie, pareil ; la Turquie, deux millions… on en est dans des nombres qui proportionnellement… tu as 2 millions de réfugiés sur une population de dix millions d’habitants, au Liban. Là on peut parler de crise humanitaire, avec une incapacité de gérer un afflux massif… avec tous les problèmes politiques déjà existant au Liban. Tu vois ce que je veux dire ?

POC : Mais au niveau mondial…

E : De nouveau, en termes mondiaux…

POC :Est- ce que ça peut s’institutionnaliser, les pratiques de solidarité et d’entraide que tu mets en avant avec un ami… dans une vision globale des chose ?

E : Mais qu’est-ce que tu entends par « institutionnaliser » ?

POC :Est-ce qu’un travail « humanitaire » a un sens dans la façon dont tu rencontres des gens, par rapport à ce que tu peux pour eux ?

E : Je crois que cette institutionnalisation permet… il faut les deux. Ça nous ramène à cette sorte d’identité schizophrène dont je te parlais avant… parce que, du point de vue humanitaire au sens strict, ma manière d’agir et d’interagir avec des réfugiés est remise en question, on va me reprocher de rentrer dans des trucs trop personnels, et pas assez professionnel… ce qui me rend malade, parce que la professionnalisation stricte du truc, et ça tu le vois : il y a des gens chez MSF qui sont dans une distance : « ils font »… ils montent des tentes, et y a aucun… Ils se disent non-politiques… alors que c’est fondamentalement politique ce qu’ils font… et de l’autre côté, la casquette avec la vareuse, qui me donne accès à ces outils dont je te parlais avant… il y a une forme de complémentarité, et une difficulté à accepter et à faire accepter cette complémentarité là… de savoir jouer un peu sur les deux… enfin, un pied dans l’un, un pied dans l’autre… et de trouver un équilibre…d’où l’idée que Dyade est important à créer, de chercher quelque chose qui n’est pas professionnalisant du tout, et qui entre dans une prise de position…

POC :Est-ce l’équilibre, peut-être qu’on peut finir là-dessus, cet équilibre dont tu parles, à partir de cette tension entre le personnel et le politique…est-ce que les textes que tu écris, les derniers qui sont parus sur Internet par exemple, est-ce que cette démarche de publier ainsi des textes te permet de trouver une sorte d’équilibre spirituel, ou du moins mental comme on dit, qui te permettrait d’atteindre une autre distance… qui ne soit pas celle de l’absence de sensibilité, ou d’affect, ou d’empathie, mais une distance qui soit d’ordre intellectuel, ou d’un travail critique,est-ce que c’est cet enjeu-là pour toi de raconter ce qui t’arrive, et de le publier ?

E : Il y a une forme de nécessité… Tu sais toi-même que d’habitude, je ne partage pas ça… que je ne publie pas… au départ, c’est individuel…prendre la distance… en tout cas prendre suffisamment de distance, pour regarder de l’extérieur ce qui se fait, et chercher cet équilibre dans le positionnement… et puis dans le partage, c’est la nécessité de… justement de sortir de cet aspect individuel… et d’arriver à faire vivre ces choses là à l’extérieur, et de moi, et du camp…

POC :Par ce texte, tu as eu des retours de gens qui travaillent à MSF ? Ou des remarques de gens qui bossent dans l’humanitaire au sens classique ?Ou au contraire, des gens qui seraient plus militants ?

E : Oui, c’est marrant parce que j’ai eu des retours positifs. Aussi bien chez les gens qui travaillent dans l’humanitaire, chez MSF, les retours ont été très positif… et même des gens qui ne sont pas du tout des militants… qui ne sont pas dans les trucs de réfugiés ou de sans-papiers, et qui ne se positionnent pas du tout là-dessus…eh bien, il y a eu beaucoup de retours… et chez MSF, ce que j’ai entendu, c’est que ça rendait soudain bien plus humaine toute l’action que eux mènent, et qu’ils me disaient que c’est ça qui manque…que chez des militants plus politisés…ça permettait d’exprimer ce que chacun à vécu comme ça, au quotidien, mais qu’on n’en parle pas, parce qu’on n’a pas le temps, ou qu’on sait pas comment, etc. On sait pas quoi quand où… et donc de pouvoir le dire, de donner une vision, un partage… un entendement, disons, autour de ça… finalement donnait des mots à tout le monde… c’est le retour que j’ai eu en tout cas… et puis des gens plus neutres, moins impliqués, comme mes parents par exemple, que ça les bouscule tout d’un coup. Les retours étaient étonnamment positifs… dans une forme d’équilibre.

POC : Concluons sur la forme de l’équilibre…

E :Ah !

POC : merci beaucoup.

E : Bienvenue chez MSF. Je peux déjeuner ?

POC : Je t’en prie !