
Le dimanche 8 juin, vous pourrez voir à l’UPJB le documentaire exceptionnel « ABC en grève » (1990) du cinéaste brésilien Léon Hirszman Cette projection s’inscrit dans le cycle « Regards juifs dans le cinéma latino-américain » qui s’est déroulé pendant le premier semestre 2025.
Ce film est né d’une coïncidence imprévue. Léon Hirszman se trouvait dans la périphérie industrielle de São Paulo (ABC) pour faire des repérages concernant son film « Ils ne portent pas de smoking ». En 1979, les métallurgistes de l’ABC déclenchent une grève spontanée dirigée collectivement en assemblées et qui entraîne la participation de 180,000 travailleurs. Cette irruption des masses sur la scène politique brésilienne se fait sous la dictature mise en place en 1964, avec un appareil de répression féroce et la mise sous tutelle des syndicats par des fantoches du ministère du travail. Les mouvements de grève de l’ABC ont été le facteur décisif de la désagrégation progressive de la dictature militaire au cours des années suivantes et du retour à des élections démocratiques à partir de 1986. Ils se sont déroulés en trois vagues en 1978, 1979 et 1980, chacune plus massive et déterminée que la précédente.
Leon Hirszman s’est trouvé immergé dans la vague de 1979. Il a décidé de suspendre le travail pour le film « Ils ne portent pas de smoking » et il s’est lancé avec une petite équipe composée par Adrian Cooper, Uli Bruhn, Francisco Mou, Cláudio Kahns et Ivan Novais. Faute de producteur, l’équipe s’est constituée en coopérative.
Le tournage du film accompagne la prise de conscience par les ouvriers de leur force politique. Ils n’en reviennent de se retrouver au centre de l’histoire brésilienne. Pour Hirszman le film était à la fois un reflet de ce processus et un des facteurs de sa réalisation. Dans une interview datant de 1979, Léon Hirzsman affirme qu’en présentant la mobilisation des ouvriers, il voulait offrir au spectateur l’image – censurée par la télévision et les organes de répression – d’une classe qui s’organise pour ses droits et s’oppose à la dictature. Un film, selon ses propres termes, pour « recueillir la mémoire des choses que nous ignorions (…) [Pour sortir] de la coquille de la peur. [De] toute cette armure qui empêchait de s’épanouir la conscience du réel, de ce qui se passe réellement dans le pays ».
D’autres travaux et sa mort prématurée en 1987 n’ont pas permis à Hirszman de terminer le film. C’est Alan Cooper, un des membres de l’équipe, qui a effectué le montage sur la base d’indications assez précises laissées par Hirszman.
Léon Hirszman est un des cinéastes majeurs du « Cinema novo » brésilien. Il est né en 1937 dans une famille juive émigrée de Pologne. Son père, après avoir travaillé comme marchand ambulant, a ouvert un magasin de chaussures dans un quartier populaire de Rio. C’était un communiste orthodoxe dans une société brésilienne où la simple appartenance au parti communiste pouvait conduire en prison. Sa mère était une juive orthodoxe. Léon, leur enfant, est rapidement devenu un Juif et un communiste hétérodoxes, militant dès l’âge de 13 ans, passionné de cinéma et de théâtre. Il fait ses études élémentaires à l’école Scholem Aleikhem, qui développe une pédagogie de l’émancipation influencée notamment par Korczak. Il y apprendra également le yiddish et l’hébreu. En 1962, il participe à la fondation du collectif Centro da Cultura Popular qui accomplit un grand travail de diffusion culturelle dans les milieux populaires et qui est orienté très à gauche. Après avoir réalisé quelques documentaires, il a produit en 1971 son premier film de fiction. « São Bernardo », basé sur un classique de la littérature brésilienne de Graciliano Ramos. C’est un portrait de la brutalité patriarcale dans une famille en ascension sociale. Le film a remporté un grand succès après avoir été bloqué pendant sept mois par la censure. Son film « Ils ne portent pas de smoking » (1981) est l’adaptation d’une pièce théâtrale de Gianfrancesco Guarnieri. Il s’interroge sur les tensions au sein d’une famille ouvrière entre les générations et entre les hommes et les femmes. Son dernier film « Images de l’inconscient » (1986) est consacré à trois patients qui séjournent dans un lieu de psychiatrie alternative, sans enfermement obligatoire, où l’outil principal de travail est la création artistique. Cette expérience d’avant-garde a été menée par la psychiatre Nise da Silveira. Léon Hirszman est mort du SIDA avant d’atteindre l’âge de cinquante ans. Au cours des dernières années de sa vie, alors qu’il se savait condamné, il a senti une « faim de paroles » et a accordé de très nombreuses interviews où il approfondit sa réflexion sur le cinéma,, la société brésilienne et le rôle de l’art dans la transformation sociale.
Laurent Vogel
Source principale : Leon Hirszman, E’ bom falar, montagem de entrevistas por Arnaldo Lorençato e Carlos Augusto Calil, Mostra Leon de Oura, Rio de Janeiro, 1995
