Histoires de migrants, hier et aujourd’hui

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C’est un pogrom qui a décidé mon grand-père, Sryska Lachterman, à quitter la Galicie en 1926. Il l’avait consigné dans un cahier, à peine entamé, et perdu aujourd’hui. Dans un texte poétique rédigé en Yiddish, il racontait les circonstances de son départ, cette jeune femme accouchant dont on avait fracassé la tête, sous ses yeux, et son arrivée à Paris. Là, il avait rapidement épousé Dwora Idessa Cwiren, qui avait elle même fuit la Pologne.
Mon père pensait qu’ils s’étaient rencontrés par l’entremise d’une marieuse. Il était bossu, elle était laide, ils auraient pu être heureux. Mon père racontait – et il trouvait l’histoire amusante – qu’en 1927, Sryska alors apatride, avait participé à une grande manifestation pour la libération de Nicola Sacco et Bartolomeo Vanzetti, deux anarchistes italiens condamnés à mort aux États-Unis pour un braquage qu’ils n’avaient pas commis. Malencontreusement arrêté par la police, Sryska aurait reçu un ordre de quitter le territoire. Ils se seraient alors installés, avec leur fille ainée encore bébé, en Belgique.

Ils vivaient à Bruxelles où mon père est né en 1934. Belge par hasard. Presque par accident. Il disait qu’ils ne s’en sortaient pas trop mal, même qu’ils avaient une bonne qui faisait le ménage et la cuisine. Sryska travaillait le cuir, Dwora s’occupait sans doute des enfants. Dans l’album de photographies de ma grand-mère, la page de garde exhibait fièrement les portraits de la reine Astrid et du roi Léopold III. Une banale histoire de réfugiés.

AUJOURD’HUI

Salam vient de Bagdad, il a 47 ans, une apparence juvénile, casquette, jeans, cigarette, iPhone. Il me raconte son histoire comme il l’a déjà racontée à de nombreux journalistes. Il énumère pour moi les médias avec lesquels il a collaboré.
Il est détendu, rompu à l’exercice. Il a fui Bagdad il y a un peu plus d’un an, du jour au lendemain, suite aux menaces d’une milice locale, une sorte de mafia comme il en existe beaucoup en Irak. Il dirigeait une entreprise de construction, il a refusé de bâtir pour eux gratuitement, ou du moins, il a tenté de refuser. Il a dû fuir, ils l’ont rattrapé, emprisonné, torturé. Il a fui pour de bon, laissant derrière lui sa femme et ses cinq enfants. Je lui demande s’il avait dès le départ l’ambition de gagner la Belgique – et pourquoi la Belgique ?

Mais Salam voulait aller en Finlande. Il a renoncé quand un ami qui avait émigré en Suède lui a parlé des conditions climatiques, du froid intense, de la nuit en hiver. Pour parvenir en Europe, il a suivi le parcours habituel des migrants de la région : avion jusqu’à la Turquie où des passeurs demandent 5000 euros par personne pour traverser la mer dans un Zodiac prévu pour douze personnes, ils sont quarante. Il débarque à Kos où il est brièvement pris en charge par Médecins du Monde. Ensuite la longue marche à travers la « route des Balkans », jusqu’à la Macédoine, puis à travers la Serbie, la Hongrie où il monnaie son passage pour 1000 euros afin d’échapper aux gardes hongrois – comme ces hommes qu’il avait rencontrés en chemin, qui ont été emprisonnés vingt jours, battus et renvoyés en Serbie -, l’Autriche, l’Allemagne… En Belgique, il loge au Petit-Château, le long du Canal, avec des hommes, des familles. Il est l’un des rares à parler l’anglais, il se fait des amis. Au bout d’un an, il obtient des papiers. « I’m very lucky », admet-il sans ironie. Il m’explique que son neveu a attendu huit mois pour obtenir un premier entretien avec l’Office des étrangers et que plus de 50 % des demandes sont rejetées. « Tu dois absolument raconter la même chose d’un entretien à l’autre »1, m’explique-t-il, « ne pas te tromper dans les dates ou dans les lieux, tu dois te souvenir de tout, sinon ils te soupçonnent de mentir… ». Je lui demande s’il le savait avant d’entamer la procédure. Non, il l’ignorait. « Very lucky. » Salam a collaboré à la Plateforme du Parc Maximilien. Il qualifie le camp de « miracle ».

Il raconte qu’il a été très triste quand tout a été évacué mais que c’était devenu nécessaire, à cause des vols, des bagarres, parce que les migrants n’affluaient plus comme avant. Il est très heureux d’être en Belgique, il trouve le temps clément, il m’affirme qu’il n’a jamais été confronté à un problème de racisme et il pense que ça aurait été différent en Allemagne, en France, aux Pays-Bas. Salam a appris le Français en seconde langue à l’université mais s’en souvient mal. Son choix va au Néerlandais – il s’est inscrit à un cycle de cours -, parce que « ça ressemble à l’anglais » et aussi parce qu’il pense que cette langue offre plus d’opportunités que le Français… Il ne voudrait jamais retourner en Irak. « À Bagdad, tous les jours des voitures explosent, il y a chaque fois une quinzaine de morts. Même avec de l’argent l’Irak n’est pas sûr. En une heure, ta vie peut basculer. » De l’argent, il en avait, il admet qu’il en faut pour entreprendre le voyage vers l’Europe. Il a vendu tout ce qu’il possédait. Dans quinze jours, il devrait pouvoir rencontrer sa femme et ses enfants qui auront fait le voyage jusqu’en Turquie. « Les visas sont devenus très chers, 400 euros par personne. Autrefois, les Irakiens n’en avaient pas besoin. ». Il ne les a pas vus depuis plus d’un an. Il espère qu’à terme, ils pourront le rejoindre en Belgique. Récemment, Salam a trouvé un petit appartement à Schaerbeek. Il a eu un peu de mal parce qu’il ne pouvait pas rassembler l’argent de la garantie locative. Il a des tas d’idées pour améliorer le système… Il reste longtemps après l’interview à me parler de l’Irak. Il me dessine les frontière, m’explique ou « ça passe », où « ça ne passe pas », quand et comment distribuer des pots de vins aux gardes frontières pour la traverser, vers l’Iran, la Jordanie…

Les milliers de check points dans Bagdad et les miliciens des différentes factions qui se servent à chaque passage. « Daesh n’est qu’une de ces milices qui occupent l’Irak. » Et comment ça fonctionnait du temps de Saddam Hussein, avant l’intervention des occidentaux. « Je ne pense pas que la situation va s’améliorer là-bas, pas avant cinquante ans au moins… Et les experts sont d’accord là-dessus. C’est toute la culture irakienne qui a été détruite. L’entente qui régnait entre les habitants de différentes origines, entre les sunnites et les chiites, la stabilité… Tout ça a disparu. »